Pascal Boniface : « La France ne doit pas rentrer dans le rang »
Auteur d’une lettre aux présidentiables, le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques se dit très déçu du traitement de la politique étrangère dans la campagne.
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Comment expliquez-vous l’absence des sujets de politique étrangère dans cette campagne, sauf lorsqu’ils prennent l’apparence de causes humanitaires, comme à propos du Darfour ?
Pascal Boniface : C’est une erreur difficilement compréhensible de la part des candidats, car on ne va pas élire le Premier ministre mais celui ou celle qui incarnera la France à l’étranger. J’avais fait le pari d’un certain nombre de clivages sur la politique étrangère, et j’avoue ma déception. Ce n’est pas faute que les Français s’y intéressent. Que ce soit sur les problèmes du Proche-Orient ou sur les problèmes Nord-Sud, on observe une mobilisation à l’occasion de débats publics auxquels il m’arrive de participer.
Sur le Proche-Orient, on a l’impression que c’est « y penser toujours mais n’en parler jamais ». Du côté de Nicolas Sarkozy, on tient pour acquis le vote de ceux pour qui Israël est une cause sacrée. Du côté de Ségolène Royal, après avoir fait naître des espoirs dans le débat interne au parti socialiste, au cours duquel elle s’était démarquée de Laurent Fabius et de Dominique Strauss-Kahn, son voyage au Proche-Orient n’a pas eu le succès escompté. La polémique artificiellement montée lorsqu’elle était à Beyrouth est parvenue à créer une sorte d’inhibition, si bien qu’arrivée à Jérusalem, elle a déclaré l’inverse de ce qu’elle venait de dire. Depuis, elle n’aborde plus vraiment le sujet. Ce qui est une erreur. On ne peut se contenter de slogans unanimistes.
Autre déception, à propos d’un vrai problème le Darfour mais d’une fausse mobilisation médiatique, largement inspirée d’organisations communautaires américaines, et montée par une personnalité, Bernard-Henri Lévy, dont l’intégrité intellectuelle n’est pas le propre. François Bayrou, Dominique Voynet et Ségolène Royal ont signé sa pétition, en dépit des prises de position des organisations de terrain qui, toutes, mettent en garde contre une vision binaire et manichéenne de ce conflit. La façon dont s’organise le débat médiatique est un vrai sujet d’interrogation. Les candidats ont l’impression de s’engager sur une question qui fait consensus. On préfère être en décalage avec la réalité plutôt que de prendre le risque d’un vrai débat clivant. </>
À propos du conflit israélo-palestinien, il est paradoxal de voir que ce sont les « petits » candidats José Bové, Marie-George Buffet, Olivier Besancenot qui, finalement, sont en phase avec la politique traditionnelle de la Ve République dans le monde arabe. Ce sont les candidats qui pèsent peu qui sont en phase avec l’opinion.
Le paradoxe, c’est que les principaux acquis de Jacques Chirac au cours de ses deux mandats présidentiels résultent de sa politique étrangère…
En effet, Jacques Chirac ne laissera peut-être pas une grande trace dans le domaine de la politique intérieure, mais, ce qui restera de lui, ce sera son geste symbolique en 1996, quand, dans les rues de Jérusalem-Est, il s’empoigne avec les services de sécurité israéliens. Et son « non » à George Bush, en 2003, au moment de la guerre d’Irak, contre une partie de sa majorité parlementaire. Cela a permis de conserver ce que je qualifierais de « biodiversité géostratégique ». C’est la preuve que l’on peut encore s’opposer aux Américains dans un monde présenté comme unipolaire.
Quand on interroge l’entourage des candidats sur cette frilosité en politique étrangère, il n’est pas rare que l’on s’entende répondre qu’il ne faut pas s’isoler de l’Europe. Serait-ce la faillite de ce que vous appelez « l’Europe puissance » par opposition à une « Europe espace », simple zone de libre-échange ?
L’Europe est vraiment un faux argument. Lorsque Mitterrand, en 1982, va devant la Knesset pour dire le droit à la sécurité d’Israël et le droit à l’existence d’un État palestinien, il est beaucoup plus en décalage avec les autres pays européens que ne le serait un Président français qui dirait la même chose aujourd’hui.
Vous plaidez pour que le futur (ou la future) président(e) défende la conception d’une « Europe puissance »…
J’ai peut-être là une différence d’approche avec la mouvance altermondialiste, qui a toujours une réticence à parler d’« Europe puissance », parce qu’elle la considère trop souvent comme correspondant à une politique agressive de domination. Mais on peut concevoir une puissance mise au service du droit et destinée à équilibrer les autres puissances qui n’ont pas cette conception du droit.
Vous dites « ni militarisme ni pacifisme »…
On voit bien que les 626 milliards que les États-Unis consacrent aux dépenses militaires cette année contribuent plus à leur insécurité qu’à leur sécurité. Si ces sommes étaient consacrées à l’accès à l’éducation de tous les citoyens ou au développement, les choses iraient mieux.
Il y a des circonstances où la non-violence est le meilleur moyen de combattre. Mais on ne peut poser comme principe que le recours à la force serait interdit en toutes circonstances. Ce recours peut être autorisé s’il est strictement encadré par des règles de droit, comme le prévoit la charte de l’ONU.
Vous évoquez un « désir de France », notamment parmi les pays du Sud. Est-ce encore le cas ?
Il y a une tradition des Lumières et de la Révolution. Les discours du général de Gaulle à Phnom Pen, en 1966, et de Mitterrand à Cancún, en 1981, puis l’opposition de Chirac à la guerre d’Irak s’inscrivent dans cette tradition. Dans des circonstances particulières, la France a été le porte-parole des sans-voix. Du fait de son indépendance vis-à-vis des États-Unis, elle a pu manifester son opposition à Washington. Beaucoup rêvent de voir la France rentrer dans le rang. Mais nous sommes au contraire dans une configuration où l’intérêt français correspond à une attente internationale.