Société de consolation
Dans « Tous les enfants sauf un », Philippe Forest revient sur la mort de sa petite fille, dix ans après. Pour dire à quel point la société lui dénie son désespoir.
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C’est le livre recommandé par Sylvie Gomez, de la libraire Folies d’encre. Un choix magistral. Il est difficile d’employer des superlatifs sans tomber dans le langage promotionnel. Alors, pesons nos mots : Tous les enfants sauf un , de Philippe Forest, est un livre dérangeant.
Après l’Enfant éternel et Toute la nuit , ses deux premiers romans, qui racontaient, dans des styles différents, la mort de sa petite fille Pauline, fauchée à 4 ans par un cancer, Philippe Forest y revient. Son objet n’est plus le récit de la maladie, et de sa victoire, qu’il rappelle en une quinzaine de pages, en s’en tenant aux seuls faits. Dix ans plus tard, sous la forme d’un essai, il s’interroge d’abord sur la condition de malade et sur les représentations de la maladie, pour en arriver au coeur de son propos : la signification de la disparition de sa fille. Plus exactement : l’impossibilité, dans notre société, d’en penser sa signification tragique.
Car, s’il y a bien sûr une part intime dans Tous les enfants sauf un , celle-ci s’articule avec une réflexion éthique et politique, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne cherche pas à séduire. Parce que Philippe Forest s’attaque à un tabou, la maladie et la mort, qui plus est d’un enfant. Mais, plus encore, parce qu’en montrant les raisons mêmes de ce tabou, il exprime ce qu’on répugne d’entendre. En effet, selon lui, l’idéologie de nos sociétés, entretenant sans cesse auprès des individus « la promesse perpétuelle de satisfaction » , se trouve en totale contradiction avec la réalité de la maladie et de la mort, qui en apportent un démenti cinglant, et dont les « effets de perturbation » pourraient s’avérer menaçants. D’où la construction systématique de discours d’évitement. « Tout le commerce du deuil […] *, déniant la vérité du désespoir, la livre à une exploitation méthodique* , écrit l’auteur. Vue depuis son envers, la société de consommation dans laquelle nous vivons est aussi une société de consolation. »
Ainsi, Philippe Forest se livre à une déconstruction des représentations dominantes, voire oppressantes, auxquelles, avec sa femme, il a été ou est encore confronté. À propos de l’hôpital, par exemple, placé devant cette mission impossible d’annuler toute souffrance physique et psychique considérée comme « inacceptable » . Ce qui provoque la « mélancolie » profonde régnant à l’hôpital, y compris chez les professionnels, qui (se) la camouflent comme ils peuvent.
Le mythe de la maladie, en particulier le mensonge qui consiste à présenter le cancer comme la métaphore d’un malaise, donc d’origine psychosomatique, fait aussi les frais du livre. Ainsi que « le procès perpétuel de canonisation » dont les enfants souffrants sont l’objet, « devenu une industrie si importante et si lucrative qu’il faudrait être assez suicidaire pour la mettre en cause et contester la « bonne conscience » qu’avec elle la société se donne » .
Les pages consacrées au travail de deuil sont au moins aussi fortes, que Philippe Forest préfère intituler : « Du deuil et de ses travaux forcés » . Autrement dit, le réconfort obligatoire et accéléré que fait subir aux personnes frappées par le malheur « la grande religion compassionnelle d’aujourd’hui » , qui aboutit notamment à la pression faite sur les parents en deuil de redevenir parents. Comme si un enfant était substituable à un autre. Or, Philippe Forest et sa femme, et « alors que la maternité est devenue l’idéal universel » , n’ont pas fait d’autre enfant…
On pourrait croire ce livre en colère. Il est simplement désespéré. Empreint de ce désespoir que la société dénie. Gage, pourtant, pour Philippe Forest, de lucidité, et témoignage de « l’expérience vive d’avoir aimé » .