« Une spéculation effrénée »
La poussée du phénomène de rachat d’entreprise par endettement révèle une économie financiarisée à l’extrême. Les politiques sous-estiment le danger.
Les explications de Philippe Matzkowski, cofondateur du Collectif LBO.
dans l’hebdo N° 949 Acheter ce numéro
Que devient le phénomène de «~rachats à effet de levier~»~?
Philippe Matzkowski : On connaît actuellement une croissance massive du phénomène LBO [^2], qui participe d’une situation de spéculation financière exponentielle. Les syndicats américains parlent d’un bond de 70~% en 2006 par rapport à 2005, soit des transactions de fonds LBO qui ont atteint quelque 600 milliards de dollars. Le poids des fonds d’investissement aux États-Unis représente plus de 25~% de l’économie. En France, il se situe aux environs de 11~%. Par ailleurs, avec des capacités financières de plus en plus importantes, ces fonds seront tout à fait capables de s’attaquer demain aux entreprises du CAC 40. De telles tentatives ont déjà été menées en France avec Vivendi et Suez. Ce sera bientôt le tour de la Fnac. Aux États-Unis, des rachats par LBO ont déjà eu lieu. Ainsi, il y a quelques semaines, un des plus gros groupes d’électricité américain, TXU, a été racheté pour 45 milliards de dollars.
On peut trouver deux raisons à cette formidable croissance. Tout d’abord, les liquidités sont importantes puisque les fonds d’investissement ont beaucoup d’argent à investir. Surtout, ce type de transaction rapporte beaucoup d’argent. De plus, la situation démographique du « papy-boom » des chefs d’entreprise est propice à l’offre croissante de cibles potentielles pour les fonds de pension anglo-saxons. Autant de raisons (voir encadré) qui font que le phénomène LBO n’a cessé de croître et que l’économie laisse place à une spéculation effrénée où quelques individus imposent leur loi au monde entier.
Face à ce phénomène mondial, une prise de conscience politique internationale est-elle en train d’émerger ?
Il existe effectivement une prise de conscience internationale. Ça commence à bouger dans un certain nombre de pays européens, au sein d’organisations comme l’OCDE [^3] et de syndicats, qu’ils soient américains, européens, voire japonais. Des syndicats de plusieurs pays ont d’ailleurs examiné la question, à Paris, les 16 mars et 13 avril. Les retombées de ces réunions vont certainement permettre de faire avancer le débat dans les syndicats français, qui n’avaient pas encore pris la mesure du problème. Mais c’est au niveau international qu’il faut le régler. Les syndicats présents à Paris ont rendez-vous avec Angela Merkel pour parler des LBO le 7 mai prochain, soit un mois avant le G8 qu’elle doit présider. Il y a des solutions à exploiter, notamment au niveau européen. Par exemple, en interrogeant le rôle de la Banque centrale européenne. Cette dernière favorise le phénomène en encourageant le crédit spéculatif, qui oblige les entreprises à avoir recours aux marchés financiers. Le cas d’EADS est révélateur. L’entreprise avait besoin de 40 milliards d’euros pour le financement de l’A380 et de l’A350. Les marchés financiers lui ont d’abord demandé de licencier 10 000 personnes, alors que tout le monde savait qu’EADS se portait bien économiquement [^4]. Car, derrière les LBO, les fonds d’investissement pèsent sur la gestion de l’entreprise. Sans parler des « hedge funds » (fonds superspéculatifs auxquels les fonds de pension confient de l’argent), qui spéculent sur les matières premières, les monnaies, voire sur les catastrophes naturelles ! Aujourd’hui, ils semblent aussi peser sur la gestion des entreprises, au travers, notamment, du rachat de créances auprès des banques ou des fonds d’investissement. La situation est donc alarmante. Avec des exigences financières très élevées, ces fonds négligent les salariés, l’emploi et l’investissement à long terme, nécessaire à l’entreprise. On favorise des fonds qui vont contre l’intérêt de l’entreprise. Bref, on marche sur la tête.
La France est-elle particulièrement touchée par ce type de spéculation à court terme ?
La France est le troisième pays d’accueil en termes d’investissement en LBO, derrière les États-Unis et l’Angleterre. Cela s’explique par la bonne santé des entreprises en France et par leur capacité à rembourser rapidement leur dette. C’est cette raison qui pousse les investisseurs en LBO à racheter des entreprises très performantes. Contrairement à certaines idées reçues, la France est, si on la compare à l’Allemagne, un pays capitaliste faisant la part belle à la spéculation financière. La Caisse des dépôts et consignations, établissement public au service de l’intérêt général, donne actuellement le mauvais exemple. Elle a en effet créé une filiale, CDC Capital Investissement, qui a des exigences financières comparables à celles du marché.
Quelle est la position des politiques sur ce problème ?
Les politiques ont certes du retard sur l’importance de ce problème, mais veulent-ils vraiment s’en saisir, ou le peuvent-ils sans un rapport de force national, voire international, du fait du pouvoir des marchés financiers~? Les plus libéraux estiment cependant que la situation doit se réguler d’elle-même, sur le mode : « On ne peut rien faire. » C’est assez inquiétant venant de ceux qui prétendent gouverner. Ce «~laisser faire~» entraîne un renforcement des exigences de rentabilité des entreprises et s’accompagne d’une superflexibilité pour les salariés. De fait, on assiste à un renforcement du pouvoir financier sur l’économie.
[^2]: LBO pour «~Leverage buy out~» ou «~rachat à effet de levier ». Le rachat d’entreprises à crédit permet à l’acheteur d’emprunter de l’argent pour racheter une société dont les dividendes seront supérieurs aux intérêts à rembourser.
[^3]: L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) regroupe une trentaine de pays développés, qui ont en commun un système de gouvernement démocratique et une économie de marché.
[^4]: EADS est la première entreprise de construction de matériel aérospatial en Europe et la deuxième au niveau mondial.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don