Andijan, un massacre occulté

Deux ans après la terrible répression qui a causé la mort d’un millier de manifestants, l’Union européenne a finalement reconduit pour six mois les sanctions contre le régime ouzbek.

Gilles Creton  • 17 mai 2007 abonné·es

Silence. À Andijan, grosse bourgade de 300 000 habitants dans l’est de l’Ouzbékistan, plus personne ne s’aventure à parler du 13 mai 2005. Deux ans après la répression sanglante orchestrée par les forces gouvernementales contre une foule de 10 000 personnes venues manifester leur mécontentement face à la politique du régime, les habitants ne veulent plus parler des massacres. Trop risqué. Ceux qui, par leurs témoignages, ont apporté les preuves que l’armée ouzbek avait délibérément tué près de mille personnes ce jour-là ont été traqués sans répit et internés en asile psychiatrique ou emprisonnés, à moins qu’ils ne se soient exilés dans un pays occidental. Le régime autoritaire d’Islam Karimov ne leur a guère laissé le choix.

« Les journalistes étrangers ont montré au monde entier la vérité sur les événements d’Andijan, mais nous, les Ouzbeks, on n’a pas le droit de savoir ce qui s’est passé », lance ce jeune paysan, devant un champ de coton au fin fond de la vallée de Ferghana. Les étrangers qui osent encore venir dans cette zone ne sont pas les bienvenus. Selon la version officielle, qui ne reconnaît « que » 187 morts ­ « tous des terroristes islamistes » ­, les étrangers ont « armé et financé les terroristes qui voulaient renverser le régime le 13 mai ». Pour empêcher que la vérité ne sorte d’Ouzbékistan, Tachkent a fait adopter un arrêté interministériel en janvier 2006, sanctionnant les personnes collaborant avec des journalistes non-accrédités. Inutile de préciser que les visas de correspondants sont très rares. On ne compte plus les arrestations de journalistes indépendants, même les plus prudents.

Dans cette mise en scène digne des meilleures fictions orwelliennes, les autorités locales se sont engagées à faire des Occidentaux des coupables aux yeux de la population. « À Andijan, les autorités paient des femmes pour faire des scandales dans la rue, quand un étranger entre dans la ville » , explique cet Andijanais, sous couvert d’anonymat. « Le but est de monter les habitants contre les Occidentaux et de les chasser en bonne et due forme. » Une information confirmée par plusieurs témoignages d’Occidentaux en poste dans la cité de Babur, dont Émilien [^2] : « Pendant deux heures, une dizaine de femmes nous ont accusés de comploter contre l’État. J’ai dû partir contre ma volonté deux semaines plus tard » , se contente-t-il de dire, pour ne pas mettre en danger ses amis ouzbeks encore sur place.

Mais tous les habitants d’Andijan ne sont pas frappés du virus du silence, tellement pesant dans cette ancienne république soviétique. « Le jour des événements, il y avait des cadavres partout. J’en ai vu au moins 200 ! Mon voisin, qui était aussi mon camarade de collège, a été tué par les mitraillettes de Karimov. Ici, on n’a pas le droit de parler de justice », explique ce jeune homme originaire d’Andijan. Son compagnon de déambulations nocturnes, profitant de la quiétude de la nuit pour s’exprimer, ajoute ce que beaucoup ici pensent : « Pourquoi l’ONU n’a pas jugé ce criminel de Karimov ? » Les Nations unies ont envoyé des signaux contradictoires, puisqu’elles continuent d’exiger une enquête internationale, alors que l’Unesco a décerné la médaille d’or de Borobudur au Président, en septembre 2006. Une distinction décernée en grande pompe, avec discours et hommage appuyé à M. Karimov, pour son « action en faveur du renforcement de l’amitié entre les nations […] et du respect de la diversité culturelle en Ouzbékistan ». Au mieux, un manque de concertation entre les agences onusiennes. Au pire, une occultation du totalitarisme dans lequel le dirigeant a plongé son pays.

Malgré ses abus de pouvoir, l’ancien chef du PC ouzbek jouit d’une relative clémence sur la scène internationale. Soutenu par Pékin et Moscou, l’ancien allié des États-Unis ­ dont il a fait évacuer la base militaire de Khanabad fin 2005 ­ a fait l’objet de sanctions de l’Union européenne, à la suite de son refus d’accueillir des enquêteurs indépendants : un embargo sur les ventes d’armes et une interdiction de visa pour douze hauts responsables… dont ne fait pas partie Islam Karimov. Sa sulfureuse fille, Gulnara Karimova, a été accueillie au Sénat français fin mars dernier. Devant les représentants du peuple français, elle a pu s’exprimer sur la diversité et la grandeur du patrimoine de son pays, dans lequel ses multiples fondations et entreprises se portent très bien. La jeune oligarque possède notamment la plupart des boîtes de nuit de la capitale, lesquelles sont autorisées à rester ouvertes jusqu’à 4 heures du matin. Pour les autres* dance-floors de Tachkent, à minuit, c’est tout le monde dehors…

Islam Karimov est probablement le seul président sur terre à demeurer au pouvoir alors que son mandat a officiellement expiré il y a plus de trois mois, le 22 janvier. Personne, dans son pays ou ailleurs, ne lui a fait remarquer qu’il était temps d’organiser une campagne présidentielle. Pour les Ouzbeks, oser remettre en cause le Président peut mener au pire. Et pour les Européens, les enjeux sont trop importants pour maintenir les ponts coupés. L’Ouzbékistan, riche en gaz et en pétrole, pourrait bien aider les Vingt-Sept dans leur quête d’alternatives au gaz russe. Dans l’Afghanistan voisin, le retour en force des talibans nécessite de conserver la base militaire de Termez, actuellement régentée par les Allemands sous bannière de l’Otan. Toutefois, l’Union européene a décidé lundi de reconduire pour six mois les sanctions contre Tachkent. Six mois pour consacrer l’impunité?

[^2]: Les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.

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