Ils nourissent leurs profits

« We feed the world », documentaire du réalisateur autrichien Erwin Wagenhofer, expose avec une remarquable habileté l’absurdité du système agroalimentaire mondial.

Patrick Piro  • 3 mai 2007 abonné·es

La durée de fraîcheur d’un petit pain ? Selon les canons de la boulangerie à Vienne, c’est deux heures. Après, il est « vieux ». Qui en a décidé ? Les consommateurs, les commerciaux ? Quoi qu’il en soit, la capitale autrichienne jette chaque jour au moins 10 % (et probablement près de 25 %) de sa production boulangère. On reste plusieurs secondes incrédule devant ce camion, un parmi d’autres, qui déverse quotidiennement à la décharge une pleine benne de pain encore largement comestible. Fin d’une journée banale dans la vie de l’industrie boulangère locale, et de la première séquence du documentaire We feed the world (Nous nourrissons le monde ) [^2] d’Erwin Wagenhofer. On sait déjà qu’il en est de même à Madrid, à Paris ou à Londres.

Illustration - Ils nourissent leurs profits


En huit semaines, ces poussins deviennent des poulets « prêts à rôtir », sans avoir vu la lumière naturelle. DR

Tout commence sur le Naschmarkt, le grand marché de Vienne. Le réalisateur autrichien regarde les tomates et s’interroge sur leur provenance : Almería, à 3 000 kilomètres, cultivées sous l’une des centaines de serres qui couvrent de blanc une superficie de 25 000 hectares au sud de l’Espagne. « J’ai eu envie d’aller voir sous les jupons de l’industrie agroalimentaire… » Suisse, Brésil, Roumanie, France, Autriche, l’auteur prendra deux ans, épaulé de sa seule assistante, Lisa Ganser. Le blé suisse ? Importé à 80 %, principalement d’Inde. En Allemagne, on produit du maïs pour en faire du combustible. En Bretagne, la pêche artisanale meurt, écrasée par le chalutage industriel, alors que les poissons sont de plus en plus rares. À Braila (Roumanie), les maraîchers, en carrioles à cheval, sont tombés sous la coupe de Pioneer et de ses semences hybrides « jetables » ­ il faut les racheter tous les ans. Au Brésil, on exporte des dizaines de millions de tonnes de soja pour nourrir le bétail européen, alors qu’un quart de la population ne mange pas à sa faim.

La force de ce documentaire tient à la grande rigueur intellectuelle de son réalisateur. On le comprend rapidement, il met un soin méticuleux à ne pas choquer gratuitement. We feed the world n’est pas un uppercut de plus généré par l’absurdité du monde et ses injustices. Pas de commentaires enflés, c’est la parole des « acteurs » qui commente les images. Erwin Wagenhofer laisse parfois au sociologue suisse Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation [^3]
, le soin d’une parole générale. La faim, scandale absolu, tenaille 842 millions d’humains, « qui ont peur, n’ont pas de vie sexuelle, professionnelle, familiale… » La Terre peut nourrir, sans problème, 12 milliards de personnes, deux fois la population mondiale.

Violence et absurdité d’un système mondialisé, qui envoie au Sénégal des légumes européens produits au tiers du coût des denrées locales, dont les travailleurs mis au chômage finissent dans les taudis d’Almería pour trier des tomates sur des chaînes automatiques. Jeu de miroir troublant : dans un élevage de Styrie (Autriche), on manipule à l’identique, par cagettes, des poussins qui deviendront poulets « prêts à rôtir » huit semaines plus tard sans avoir vu la lumière naturelle.

« Je n’ai rien contre l’industrie » , plaide Erwin Wagenhofer. De fait, ce que montrent avec brio ses images, c’est le mépris du système pour la vie. Il faut écouter les propos d’anthologie de Peter Brabeck, PDG de Nestlé, première multinationale agroalimentaire au monde, qui justifie que l’eau, « matière première la plus importante au monde » , soit une denrée marchande. Ou l’étonnante schizophrénie du directeur de la production de Pioneer-Roumanie, dénigrant « à titre privé » les semences hybrides qu’il vend, pour louer la sagesse ancienne des paysans locaux, déjà laminés. Je sais de quoi je parle, explique-t-il, « nous avons déjà niqué l’Occident » . La devise de Pioneer : « We feed the world » .

« Ce qui m’intéresse, c’est ce que les gens ont vraiment à dire » , explique le réalisateur, qui passe parfois trois jours à mettre ses interlocuteurs en confiance sans tourner une seule seconde. Aux antipodes d’un genre basé sur le piégeage et l’image volée. « Je déteste la spéculation cinématographique. D’ailleurs, je hais Michaël Moore et sa vision simpliste et manichéenne du monde. Dans We feed the world *, le « we » s’adresse autant à nous, consommateurs, complices de ce système. »* Son film est déjà, de très loin, le plus grand succès du documentaire autrichien.

[^2]: Sur les écrans français depuis le 26 avril (voir aussi ). Soutenu par une dizaine d’ONG, il est accompagné par un ouvrage : le Marché de la faim, Erwin Wagenhofer et Max Annas, traduit de l’allemand par Stéphanie Lux, Actes Sud, 191 p., 20 euros.)

[^3]: Qui publie un nouveau livre, l’Empire de la honte, (Fayard, 323 p., 20 euros), où il développe l’idée que les « cosmocrates » des grandes multinationales maintiennent les peuples sous le joug grâce à deux armes de destruction massive : la dette et la faim.

Écologie
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