La Rumeur court toujours
Deux musiciens du groupe de rap sont venus à « Politis » commenter l’actualité (les sons de l’entretien sont sur le blog des rédacteurs). Toujours en proie à des tracasseries judiciaires, ils fêtent leurs dix ans d’existence musicale avec un nouvel album et un concert.
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Plutôt carrés d’épaules, Hamé et Ékoué. Et le verbe n’est pas rond non plus. Les deux gaillards du groupe de rap La Rumeur [^2] adorent parler politique. Ils ne s’en sont pas privés, lors de leur visite dans les locaux de Politis . Quelques « unes » de journaux posées devant eux, et c’est parti !
Mais, avant ça, un détour tout de même par leur propre actualité. Musicale d’abord : ils viennent de sortir leur troisième album, Du coeur à l’outrage . Judiciaire, ensuite : le 13 juin, la Cour de cassation se prononcera dans l’affaire qui oppose Hamé au ministère de l’Intérieur. L’arrêt rendu mettra peut-être un point final à un bras de fer entamé en 2002. Après une relaxe en première instance, confirmée en appel, le jeune rappeur dénonce la « volonté d’acharnement » de Nicolas Sarkozy. L’ancien ministre de l’Intérieur n’avait pas apprécié un article paru dans le fanzine La Rumeur Magazine, sous le titre évocateur « Insécurité sous la plume d’un barbare »… Depuis, c’est peu dire que le groupe est dans le collimateur.
Hamé et Ékoué, du groupe La Rumeur, le 23 mai, dans les locaux de « Politis ».THIERRY BRUN
Mais il en faut plus pour impressionner les fortes têtes. Le ministre est devenu président, et la Rumeur diffuse toujours une parole subversive. Dans le dernier album, certains textes évoquent la révolte des quartiers. Tandis que d’autres, comme « Quand la lune tombe » ou « Un chien dans ma tête », appartiennent à une veine plus intimiste et personnelle. Ces textes prennent toute leur dimension dans un environnement musical de tradition hip-hop qui ne cesse de se réinventer.
Mais la politique n’est jamais loin. C’est une passion que Hamé et Ékoué vivent chacun à sa façon. L’un a voté, l’autre pas. Mais ni l’un ni l’autre n’oublient qu’ils sont des enfants d’immigrés, dont les parents sont venus jadis d’Algérie et du Togo. Leur regard sur la société française n’est pas celui du centre-ville ou des beaux quartiers. Et leurs mots sont acérés. Morceaux choisis.
Nicolas Sarkozy. « J’ai été choqué qu’on remette au pouvoir quelqu’un dont le bilan est aussi négatif, c’est du jamais vu depuis trente ans . » (Ékoué)
La révolte de novembre 2005. « La société française a vécu quelque chose qui nous a rappelé les récits de la période des guerres d’indépendance. La République est un colosse aux pieds d’argile. » (Ékoué)
La nomination d’un ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy à la tête de TF 1. « Le média le plus puissant d’Europe est digne d’une dictature africaine. J’ai l’impression que les Français n’ont pas conscience de la dérive qui est à l’oeuvre. » (Hamé)
Le colonialisme. « Sarkozy veut remettre à l’honneur une certaine idéologie coloniale pour en finir avec la repentance. En clair, il a demandé aux Arabes et aux Noirs de France d’apprendre à être patients et de cesser d’exiger une reconnaissance des crimes coloniaux. C’est très inquiétant, on est dans une idéologie punitive qui nous renvoie au XIXe siècle. » (Hamé)
L’Afrique. « La question des relations de pouvoir et de domination entre la France et les anciennes colonies est au coeur de bien des problèmes qui traversent la société française, mais elle reste taboue. Pendant la campagne, alors que la droite et les socialistes parlaient de codéveloppement, cette question est demeurée scandaleusement absente des débats. » (Ékoué)
La Françafrique. « Ça commence par les réseaux Foccart, les cabinets noirs de l’Élysée, et ça finit en immeubles qui brûlent avec des immigrés à l’intérieur, dans le quartier de l’Opéra. » (Ékoué)</>
Si les mots sont acérés, c’est qu’ils sont à l’image de l’exigence que leurs auteurs mettent dans leur musique. « Notre rap est plus sauvageon que citoyen. » Et gare à ceux qui ont cédé aux sirènes de la société du spectacle : « Un certain rap s’est plié à l’injonction médiatique de tapiner, et s’est laissé caricaturer, déplore Hamé, d’où la facilité ensuite, pour ses détracteurs, à se jeter sur lui comme des chacals. » Selon lui, si ce genre musical est menacé, il continuera d’exister à la marge : « Il restera quelques poches de résistance où les puristes continueront de faire leur boulot. » </>
Pour l’heure, La Rumeur ne baisse pas la garde. « On ne peut pas oublier d’où vient le rap, signale Hamé, c’est une musique qui est née dans le carnage de l’économie de marché. » La raison d’être de La Rumeur, c’est « l’esthétisation selon les codes du hip-hop » de cette parole absente des débats et des médias ; une parole « qu’il faut répandre » , explique à son tour Ékoué, même si elle est presque inaudible dans le fracas médiatique, car trop subversive pour être relayée. Pour ces deux musiciens, « La Rumeur est une tribune à la fois artistique et politique : ces deux notions sont liées. Elle est indépendante et prend en compte des enjeux spécifiques pour que nous puissions continuer à exister et à créer ». </>
Ce collectif se veut plus qu’un simple groupe de rap : « On espère être un contre-média. » Son label, La Rumeur Records, en est le fer de lance. Une entreprise évidemment en recherche permanente d’équilibre, car « la censure qui ne nous donne plus accès aux médias audiovisuels est aussi économique », explique Ékoué . Le label ne vit que des recettes des concerts et des albums, vendus à des « prix ghetto » « pour les rendre accessibles au plus grand nombre » .
À la sortie de chaque nouveau disque, La Rumeur Records continue (malgré la plainte et le refus de la Fnac de le diffuser désormais) de publier son fanzine, La Rumeur Magazine, distribué gratuitement dans les concerts et par correspondance. Le troisième numéro paraîtra en septembre. « On aborde l’art à travers ce prisme, précise Ékoué. Si l’on veut préserver notre légitimité et rester dans l’esprit du hip-hop, on doit traduire cet engagement par des actes, les paroles ne peuvent pas suffire. » Il ajoute : « Artistiquement, notre impératif est de faire des disques qui soient proches de notre condition et qui reflètent notre quotidien, avec une esthétique fidèle à la définition du hip-hop. »
Et si la rumeur est, comme l’on dit, « le plus vieux média du monde », espérons que ces « enfants d’immigrés issus des quartiers, aux caractères bien trempés », comme ils se définissent, bénéficient aussi d’une pérennité artistique sur la scène hip-hop.
[^2]: Le groupe compte également Philippe, dit le Bavar, et Mourad, dit la Figure de Paria. Kool M et Soul G sont les DJ du groupe.