Le paradoxe africain

Serge Latouche  • 3 mai 2007 abonné·es

Formé au fil de la critique du développement, le projet d’une société autonome portée par la décroissance n’est pas étranger à l’Afrique. Paradoxal ?
La rencontre récente d’intellectuels béninois, au Centre Emmaüs de Tohue, près de Cotonou, à l’initiative de l’ONG italienne Chiama l’Africa, est éclairante. Albert Tévoédjrè était présent. Il publia en 1978 un livre à succès précurseur des idées de la décroissance, la Pauvreté, richesse des peuples [^2] : absurdité du mimétisme culturel et industriel, démesure de la société de croissance, besoins factices, rapports d’argent dominants et déshumanisants, destruction de l’environnement, éloge de la sobriété de l’autoproduction villageoise de tradition africaine. À 85 ans, il n’a rien renié de ses idées. Qui n’intéressent plus personne, en Afrique. Investi (et peut-être perdu) en politique et en charges ministérielles, il n’a pu les appliquer.

L’auto-organisation des exclus de la modernité, que j’analyse dans l’Autre Afrique [^3], est un exemple de construction de société autonome et économe dans des conditions infiniment précaires qui ne doit presque rien aux élites locales. Véritable alternative, elle subit pourtant les menaces répétées d’une mondialisation arrogante. La colonisation de l’imaginaire menace désormais l’autre Afrique, après avoir corrompu l’Afrique officielle. L’invasion des médias internationaux corrode le lien social. Au point que les paradis artificiels du Nord apparaissent plus désirables aux jeunes que leur « enfer » local. L’arrivée massive de produits chinois peu chers concurrence parfois les artisans de la récupération qui avaient triomphé des exportations européennes. Les processus d’individuation entament la solidarité qui cimentait l’univers alternatif. Enfin, la pollution sans frontière rend l’environnement de plus en plus invivable. Bagnoles déglinguées, téléphones mobiles hors d’usage, ordinateurs de récupération, rebuts de l’Occident… une véritable société de consommation de seconde main ronge comme un cancer la résistance dans la dissidence. Il est à souhaiter que la crise au Nord arrive à temps, pour laisser toute sa chance à l’autre Afrique. « On souffre trop… Quand reviendrez-vous, les Français ? » , m’interpellait un jour une vieille Béninoise. Aujourd’hui, ce sont les jeunes : « Aidez-nous à aller en France, il n’y a rien à espérer ici. »

Paradoxes africain et occidental se rejoignent ainsi tragiquement. « La culture occidentale ne se maintient que du désir du reste du monde d’y accéder » , disait l’ami Baudrillard [^4].

[^2]: Éditions ouvrières, 1978.

[^3]: Albin Michel, Paris, 1998.

[^4]: Libération, 18 mai 2005.

Écologie
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