Les généraux derrière les attentats du 11 avril à Alger ?
François Gèze et Salima Mellah, tous deux membres d’Algeria Watch*, analysent divers éléments indiquant que les récents attentats en Algérie seraient
le fait de militaires mafieux
et non
de groupes islamistes.
dans l’hebdo N° 950 Acheter ce numéro
Depuis plusieurs mois, le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière (par ailleurs candidat UMP aux élections législatives dans le Lot-et-Garonne) n’a manqué aucune occasion de souligner le risque d’attentats que fait peser sur la France l’« alliance » entre Al-Qaida et le GSPC algérien. Logiquement, il a réaffirmé que « la France reste une cible privilégiée de ces groupes terroristes » , au lendemain des terribles attentats du 11 avril dernier à Alger (trente morts et plus de deux cents blessés), officiellement revendiqués par l’« Organisation d’Al-Qaida au pays du Maghreb islamique » (nouvelle appellation du GSPC). Et, bien sûr, les médias dominants ont répercuté sans distance cette « menace », fort opportune pour entretenir le « climat d’insécurité » sur lequel surfe le candidat Sarkozy.
Mais qui est vraiment derrière ce « GSPC qui menace la France » ? Al-Qaida ? Les informations qui nous viennent d’Alger montrent que cette « piste » est loin d’être évidente… Dans les jours qui ont suivi les attentats, on a entendu en effet des déclarations très inhabituelles de certains responsables politiques. Et dans une presse algérienne toujours étroitement contrôlée par les différents cercles du pouvoir, d’étranges « articles codés » ont fleuri. Un indice clair que ces attentats correspondent à une nouvelle phase aiguë de la lutte des clans au sein de la « coupole militaire mafieuse » qui détient le pouvoir réel. Et de nombreux éléments indiquent qu’ils ont très probablement été commandités par le clan le plus puissant désormais contesté par certains de ses pairs , celui du général Mohammed « Tewfik » Médiène, le chef inamovible depuis 1990 des services secrets de l’armée, le fameux DRS (Département de renseignement et de sécurité).
Autre indice de la manipulation : le rôle prétendu des trois « kamikazes » qui auraient conduit les véhicules piégés. Quelques heures après les attentats, Al-Qaida au Maghreb les revendiquait et diffusait leurs photos. Mais, cinq jours plus tard, le ministre de l’Intérieur, Yazid Zerhouni, proche du président Bouteflika et adversaire notoire du « clan Tewfik », déclarait : « La piste du kamikaze qui a visé le Palais du gouvernement [où se trouvent les bureaux de Zerhouni lui-même et du chef de gouvernement Abdelaziz Belkhadem, successeur possible de Bouteflika, tous les deux directement visés] n’est pas plausible. […] Moi, je pense qu’on les a chargés d’une mission et puis on les a fait exploser pour ne laisser aucune trace. » Il en donnait pour preuves que ce « kamikaze » ne serait qu’un petit voyou sans aucun lien avec l’islam radical et qu’un mécanisme de commande à distance aurait été trouvé dans les débris de la voiture piégée. Quant aux deux autres prétendus « kamikazes » responsables des attentats contre le commissariat de Bab Ezzouar, certains journaux algériens ( le Jour d’Algérie et Ech-Chourouk ) ont distillé des informations laissant entendre qu’ils n’auraient été que des pions du DRS comme le fait que l’un d’entre eux aurait été un compagnon du fameux « Abderrazak El Para », ancien « émir » du GSPC, dont il ne fait guère de doute qu’il était un agent du DRS [^2].
Et, curieusement, alors que médias et politiciens algériens s’efforcent unanimement depuis des années de convaincre leurs partenaires occidentaux des liens du GSPC avec l’organisation internationale, certains d’entre eux ont pour la première fois avancé ces derniers mois l’idée d’une instrumentalisation de l’étiquette GSPC dans une série d’attentats, comme ceux, inédits, commis contre des intérêts russes et américains. Au point de mettre parfois en cause… les États-Unis (comme le fait le journal El Watan le 15 avril 2007 : « Le réseau Al-Qaida, en réalité, travaille, consciemment ou pas, pour les intérêts géopolitiques américains. » ).
Au-delà de ces spéculations, une chose paraît sûre : certains « décideurs » ont choisi de recourir à nouveau à l’instrumentalisation de la violence islamiste, comme l’avaient déjà fait les chefs du DRS dans les années 1996-1998, quand ils utilisaient les fameux GIA (contrôlés grâce à des « émirs » retournés ou des agents infiltrés), à la fois pour terroriser la population et pour adresser, par massacres de civils interposés, des « messages » à leurs adversaires au sein du pouvoir qu’ils cherchaient à affaiblir.
Pourquoi ce sinistre scénario se répète-t-il aujourd’hui, sous de nouvelles formes ? La raison la plus évidente est la fragilisation du « clan Tewfik ». Depuis 1999, celui-ci avait réussi à imposer son hégémonie en imposant l’« élection » du président Bouteflika et en nouant ensuite une alliance stratégique avec les États-Unis. Celle-ci a permis aux chefs du DRS et à leurs affidés de réaliser de fructueuses affaires secrètes avec certains grands groupes pétroliers américains. Et aussi, grâce à la « coopération antiterroriste », de sortir l’Algérie de son isolement international lors des « années de sang ». Mais, depuis 2006, l’hégémonie des chefs du DRS est mise en cause par leurs pairs, car ils n’ont pu atteindre leur objectif d’une « sortie de crise » instaurant durablement un nouveau mode de pouvoir, en assurant à tous à la fois l’impunité pour leurs crimes contre l’humanité des années 1990, une relative paix sociale et la certitude de poursuivre le pillage organisé des ressources naturelles du pays. L’« autoamnistie » des chefs de l’armée et du DRS organisée par la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » reste contestée par les familles des victimes en butte à une répression permanente. Quant au front social, l’échec est absolu : la dégradation des conditions de vie d’une grande majorité d’Algériens est telle que les émeutes sont devenues quasi quotidiennes. La stabilité économique, garante des rentes de corruption, n’est pas plus assurée : l’économie réelle est sinistrée, en dehors du secteur des hydrocarbures, où se concentrent les investissements étrangers.
Or, à cet égard, l’intérêt de l’alliance stratégique avec les États-Unis pour les généraux, tous clans confondus, s’est nettement amoindri. L’explosion des prix des hydrocarbures a en effet augmenté de façon vertigineuse les richesses du pays, aiguisant les appétits de ceux qui contestent maintenant la domination du clan Tewfik. Et la nouvelle donne que représentent les débâcles américaines en Irak, en Afghanistan et au Liban, le refus de pays comme le Venezuela ou l’Iran de se plier aux règles du gendarme mondial, ainsi que la montée en puissance de la Russie et de la Chine indiquent que la subordination à la politique américaine n’est pas nécessairement la seule option possible.
Enfin, la maladie du Président Abdelaziz Bouteflika, condamné à plus ou moins brève échéance, impose de renouveler la façade civile du pouvoir réel, selon de nouveaux équilibres difficiles à trouver. D’où la montée au créneau contre le clan Tewfik d’un autre clan militaire (sans doute celui des ex-généraux de l’armée écartés par le DRS) pour tenter d’élargir sa « part du gâteau » et d’imposer son propre « poulain civil ». Un jeu trouble où la France sarkozyenne, les États-Unis, la Russie et la Chine poussent aussi leurs pions. Et où le peuple algérien, une nouvelle fois, est la victime des soubresauts sanglants d’un « système » à bout de souffle.
[^2]: Voir «~Enquête sur l’étrange « Ben Laden du Sahara »~», par Salima Mellah et Jean-Baptiste Rivoire, in le Monde diplomatique, février 2005.