L’intellectuel européen: entre mélancolie et utopie

Le sociologue allemand Wolf Lepenies, dans de passionnantes « leçons » au Collège de France qui viennent d’être publiées, s’attache à décrire la naissance de la figure – si européenne – de l’intellectuel.

Olivier Doubre  • 17 mai 2007 abonné·es

En 1991, le Collège de France invitait pour un an Wolf Lepenies, professeur de sociologie au Wissenschaftskolleg de Berlin, à venir enseigner dans le cadre de sa « chaire européenne », créée à peine deux ans plus tôt. Ce choix était dû principalement à la volonté de Pierre Bourdieu, qui avait salué quelques mois auparavant la publication de l’ouvrage de son collègue d’outre-Rhin, les Trois Cultures , consacré à la naissance de leur discipline. Dans cet essai très remarqué, le sociologue allemand relatait la genèse, à la fin du XIXe siècle, de la « culture sociologique » , se démarquant à la fois de la culture scientifique, capable d’agir sur la nature, et de la culture littéraire, qui, dans la « mélancolie » de ne pouvoir transformer le réel, trouve la source de la création. Aussi, à la frontière entre description et action, la sociologie connaît-elle parfois une certaine « tentation de l’utopie » dans sa lecture du monde.

Les quinze « leçons » dispensées par Wolf Lepenies au Collège de France, en 1991-1992, viennent poursuivre la réflexion initiée dans les Trois Cultures en remontant cette fois plus loin dans le temps. Le sociologue, en venant enseigner à Paris, décide de travailler sur la figure de l’intellectuel, si intimement liée à l’histoire du continent européen. En effet, celui-ci est bien au premier chef l’espace de la mélancolie. Paul Valéry, déjà, avait pensé ce caractère de l’intellectuel qui, « au lieu de s’abîmer dans le néant mental, […] tire un chant de son désespoir » . Pour Wolf Lepenies, « l’homo europeus intellectualis » est donc bien un mélancolique qui « souffre du monde, tente d’exprimer cette souffrance et, finalement, souffre de lui-même parce qu’il peut seulement réfléchir et non agir » .

Paul Valéry avait d’ailleurs appelé les intellectuels « les malheureux qui pensent » … Une telle mélancolie ne fit pas problème dans l’Antiquité, et Aristote déjà louait cet état d’esprit qui touche les meilleurs penseurs. De même est-elle acceptée dans d’autres cultures, qui « affirment la supériorité de la vita contemplativa sur la vita activa ». Mais cette mélancolie des intellectuels devint véritablement un « problème européen » quand « la vita activa *, sous l’effet de l’embourgeoisement de l’Occident et de la montée de l’éthique protestante, devient un idéal de comportement »* . Dès lors, contempler le monde obligea à se justifier. Ce sont donc sur les bouleversements profonds des sociétés européennes à partir du XVIe siècle, avec l’avènement du capitalisme, qui soudain rendent « suspect » l’intellectuel observant le monde. C’est alors que naît l’utopie, « ce genre qui accompagne l’éveil de l’Europe à l’époque moderne » , telle une issue à la mélancolie. L’intellectuel se met à rêver d’un monde meilleur, et ses pensées se débarrassent peu à peu de sa mélancolie. On pense évidemment à Thomas More, mais bien d’autres exemples confirment ce diagnostic. Ainsi, Tommaso Campanella, emprisonné en France à la fin du XVIe siècle, devint un intellectuel en écrivant sa Civitas solis , son « utopie solaire » . De même, le duc de La Rochefoucauld, aristocrate vaincu avec la Fronde, poursuivit, la plume à la main, d’autres combats plus spirituels…

Avec l’utopie, la question du politique apparaît alors au coeur de l’activité de ces « travailleurs de l’esprit ». Paul Valéry, dans ses essais pleins de scepticisme après la Grande Guerre, avait formé le concept de « politique de l’esprit » , qui va guider Wolf Lepenies tout au long de ses quinze « leçons » au Collège de France. En effet, le sociologue allemand voit là l’espoir du poète, qui, malgré la barbarie qui venait de ravager l’Europe tout entière, veut continuer de croire que « le cours de l’histoire se laissera influencer par les efforts de la pensée » . Nous sommes alors en 1992 et, tandis que le mur de Berlin vient de s’effondrer, la fin du « court » XXe siècle semble aussi celle de la fin des utopies. En outre, l’Europe renoue avec ses vieux démons, alors que la guerre de Bosnie bat son plein. Aussi, Sarajevo ne cesse-t-elle d’obséder littéralement, tout au long de ces réflexions sur les intellectuels européens, l’auteur des Trois Cultures : « Nous nous représentions déjà l’organisation pacifique du monde du nouveau millénaire, et nous voici soudain rejetés dans un « stupide XIXe siècle ». […] Un sentiment inquiétant, toujours plus intense, de déjà-vu imprègne notre continent. » La supposée fin des utopies ne saurait donc signifier la fin de l’histoire, thème particulièrement à la mode dans les années 1990 chez certains intellectuels libéraux, euphoriques d’assister à la victoire généralisée de l’économie de marché. Mais Wolf Lepenies s’oppose déjà, non sans un certain courage, à peine trois ans après la chute de l’empire soviétique, à ce qu’il qualifie de « mythe » . Celui-ci dissimule en fait « le comble du sentiment de supériorité de l’Europe, car tout ce que signifiait le discours sur la fin de l’histoire, c’était l’accomplissement de l’européanisation du monde et ensuite de son américanisation » . L’auteur appelle au contraire ces laudateurs de l’uniformité capitaliste à un peu plus de retenue. Refusant le triste horizon d’une marchandisation régnant sans limites sur le monde, il souligne la nécessité du « sens de la justice et toutes les évidences fondamentales sur lesquelles repose la société civile » . Si le socialisme d’État est bien définitivement ­ et heureusement ­ révolu, on ne saurait pour autant se passer « d’égalité au sein de l’économie de marché qui s’épanouit sous le signe de la liberté » . C’est pourquoi, loin du totalitarisme des régimes communistes, le sociologue demeure persuadé que « les impulsions et les motifs de la pensée socialiste feront bientôt la preuve de leur aptitude à survivre ou, même, du caractère nécessaire de leur survie » . Un voeu, certes, peut-être utopique, mais qui fait l’honneur de l’intellectuel européen.

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