Une défaite de la pensée
dans l’hebdo N° 951 Acheter ce numéro
La défaite de la présidentielle est aussi celle de la pensée économique non-libérale. Le credo libéral de Nicolas Sarkozy était clair. L’offre crée la demande. D’où les cadeaux supplémentaires aux plus riches (bouclier fiscal à 50 % ; suppression des droits de succession) et aux entreprises (contrat de travail unique, nouvelle baisse de l’impôt sur les sociétés, remise en cause des 35 heures via la « libération » des heures supplémentaires). D’où les « incitations » (mise sous condition accrue des allocations) aux chômeurs. Puisque, sur le marché du travail aussi, l’offre est supposée créer la demande : les offreurs de travail (les chômeurs) n’auraient donc qu’à se bouger pour créer une demande (un emploi).
Sarkozy contrebalancera-t-il son marché du travail libéralisé par des politiques économiques actives, comme le font, avec un certain succès, les États-Unis et la Grande-Bretagne ? Pour la politique budgétaire, c’est non, puisqu’une nouvelle cure d’austérité est planifiée. En matière monétaire, ira-t-il plus loin que des coups de menton à l’encontre de la Banque centrale européenne ? C’est à voir, même s’il est affligeant de constater comment certains sociaux-libéraux montent au créneau on a les « justes causes » qu’on mérite pour défendre la « sainte institution ». Le programme de François Bayrou était à bien des égards plus libéral encore, avec l’interdiction constitutionnelle du déficit de fonctionnement comme si un enseignant (dépense de fonctionnement) n’était pas aussi indispensable que les murs de son école (dépense d’investissement). Son score est une défaite supplémentaire. Il n’est qu’à voir comment les sociaux-libéraux en ont profité pour appeler le PS à achever son aggiornamento, aidés en cela par une gauche radicale dont la seule ambition (après la construction par chacun de sa petite boutique) est de ne « jamais gouverner avec le PS », et donc ne jamais gouverner du tout… laissant à celui-ci le centre comme seule alternative !
En son coeur, le programme de Ségolène Royal était, lui, social-libéral. Plus encore que l’ode aveugle aux PME passage désormais obligé de tous les renoncements ou le « contrat première chance », c’est le traitement de la dette et de la croissance qui est symptomatique. Pour les libéraux, la dette est le chiffon rouge qui permet de justifier la réduction des activités publiques pour mieux les confier au privé. Pour les keynésiens, ce ne sont pas les dépenses publiques qui creusent la dette, mais le tarissement des recettes provoqué par les cadeaux fiscaux offerts aux plus riches et par l’insuffisance de la croissance, elle-même fille des politiques libérales d’austérité (budgétaire, monétaire, salariale…). La croissance n’est pas seulement le principal moyen de réduire le chômage, elle assure aussi les rentrées fiscales. Les preuves de ce cercle vertueux ne manquent pas : en France, les inflexions keynésiennes, insuffisantes mais réelles entre 1997 et 2001, ont permis de créer près de deux millions d’emplois et de réduire déficits et dettes. En Argentine, avec le retour de la croissance (9 % et 8,3 % ces deux dernières années !), la dette publique est revenue à 71 % du PIB en 2006 contre 150 % en 2002. Au Danemark, elle est passée de 81 % en 1993 à 36 % en 2005.
Après avoir elle-même agité le chiffon de la dette, Ségolène Royal a admis que seule la croissance permettait d’y répondre. Mais comment l’obtenir ? À l’occasion du duel télévisé avec Nicolas Sarkozy, elle a répondu par trois leviers : « compétitivité des PME », « dialogue social » et « levier écologique » (sans préciser en quoi ce dernier pouvait, car il le peut, contribuer à la croissance). Trois gadgets, vu l’enjeu. Et un grand absent : les politiques macroéconomiques (budgétaire, monétaire, commerciale, industrielle) de soutien à l’activité et à l’emploi, qui étaient au coeur du débat (d’où sa qualité) sur la Constitution européenne.
Les divers candidats antilibéraux n’ont guère fait mieux. Pour l’essentiel, leur programme portait sur deux volets : l’interdiction plus ou moins drastique des licenciements, mesure plus sympathique que le contrat de travail unique, mais qui, comme lui, reste prisonnier d’un raisonnement sur le marché du travail (comme si l’emploi dépendait d’abord de son fonctionnement, et non du carnet de commandes de l’entreprise) ; un volet fortement redistributif, certes bienvenu, mais qui, à être convoqué seul, n’est pas sans rappeler ce que le catholicisme social a produit de mieux (le « partage »). Au volet « lutte de classes », il manquait, à l’évidence, un volet « intérêt général », ce qui suppose, si du moins on n’est pas libéral, de poser la question des politiques macroéconomiques. À Marx, il manquait Jaurès et Keynes.
C’est finalement et paradoxalement Nicolas Sarkozy qui a incarné le volontarisme politique, la demande d’un retour de l’État. Tout se paie…