André Schiffrin : « J’ai continué de me sentir très français »
[De nos archives] L’éditeur américain d’origine française André Schiffrin est mort le 1er décembre. Nous l’avions rencontré en juin 2007, alors qu’il publiait son autobiographie « Allers-retours. Paris-New York, un itinéraire politique ». Voici l’interview qu’il nous avait accordée à cette occasion.
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Pouvez-vous revenir sur l’histoire de votre famille avant l’exil aux États-Unis en 1941 ?
André Schiffrin : Mon livre a été écrit un peu grâce à la Correspondance [^2] de mon père avec André Gide, dans laquelle j’ai appris beaucoup de choses sur la vie de mon père, dont il ne m’avait jamais parlé. En effet, il ne voulait pas me tracasser avec ses inquiétudes qui étaient considérables puisqu’il s’agissait de vie et de mort. Mon père est arrivé en France au début des années 1920 après avoir passé sa jeunesse en Russie. Il est alors devenu éditeur en fondant les éditions de la Pléiade en 1922. Les premières années, il a surtout publié des traductions du russe, qu’il faisait lui-même. Cela lui a permis de rencontrer beaucoup de gens du milieu intellectuel parisien. En 1931, il a lancé la collection de la Pléiade telle qu’on la connaît aujourd’hui. Gide l’a aidé et l’a présenté chez Gallimard, qui a rapidement intégré la collection à son catalogue sous le titre de « Bibliothèque de la Pléiade ».
Mais, en 1940, dès l’invasion des troupes allemandes, il y avait deux institutions que l’ambassadeur Otto Abetz voulait absolument contrôler : la Banque de France et la NRF. C’est très flatteur pour Gallimard, mais cela signifiait que la maison d’édition devait limoger le Juif qui faisait partie de son personnel, c’est-à-dire mon père.
La situation de votre famille devient alors critique, avec votre appartement réquisitionné par les nazis et un départ très difficile pour New York, via Marseille. Quel rôle joue l’exil dans votre approche de la littérature et de la politique ?
Tout d’abord, nous avons eu énormément de chance, comparés à ceux qui ont été arrêtés et déportés. C’est vrai qu’on édite chez The New Press [^3] beaucoup de choses sur l’exil, sur la comparaison entre les exils d’hier et ceux d’aujourd’hui, parce qu’il y a des similitudes importantes. Comme je le raconte dans le livre, j’ai continué de me sentir très français, très gaulliste même, les deux premières années. Mais, aux États-Unis, on s’américanise très vite : à la différence de la France, parler d’un immigré de troisième génération est inconcevable. On ne vous demande jamais d’où vous venez ni qui vous étiez auparavant. Personne ne connaissait la Pléiade, évidemment !
Ce que j’ai essayé de montrer, également, c’est que beaucoup de ceux qui n’acceptaient pas l’Amérique de McCarthy étaient des exilés d’origine européenne. C’est pourquoi, dans les années 1950, quand j’étais à Yale et que je dirigeais une organisation étudiante de gauche, nous nous attendions à être régulièrement interpellés par le FBI. Et encore, nous ne savions pas le pire : le FBI avait un bureau dans chaque grande université !
Cela continue aujourd’hui avec la prétendue « guerre contre la terreur ». The New Press a ainsi publié de nombreux témoignages montrant que des milliers d’islamistes ont été interpellés ces dernières années sans que ces arrestations ne soient vraiment sérieuses puisqu’elles n’ont débouché sur aucun procès.
Je crois qu’il y a eu trois personnes avec lesquelles je me sentais beaucoup plus intelligent que je ne l’étais. La première est Hannah Arendt, dont j’ai suivi les conférences à la sortie des Origines du totalitarisme , quand j’étais tout jeune, bien avant qu’elle ait un poste à l’université. Ensuite, il y a Noam Chomsky, qui compte selon moi parmi les intellectuels américains les plus fins et les plus critiques. Enfin, Foucault est sans aucun doute l’un de ceux dont je me souviens avec le plus d’émotion. Rien que le fait de lui poser des questions était stimulant intellectuellement, et nous avons eu de passionnantes conversations.
Vous avez suivi la campagne présidentielle française pour l’hebdomadaire de la gauche critique américaine The Nation . Quel regard, en tant que Franco-Américain, avez-vous porté sur cette élection ?
C’était idéal de venir des États-Unis pour observer cette campagne, qui était vraiment une campagne américaine ! Les deux candidats se sont à l’évidence inspirés des méthodes de la vie politique aux États-Unis. Il y avait chez Ségolène Royal de grandes similitudes avec la campagne d’Hilary Clinton : avoir un site web pour discuter avec les citoyens était une idée d’Hilary, qui, elle aussi, a défendu le drapeau il y a longtemps déjà. La droitisation de la campagne de Ségolène Royal est très semblable à celle d’Hilary Clinton. D’autre part, du côté de Nicolas Sarkozy, s’adresser à la « majorité silencieuse » reprend directement une idée de Nixon. Quant à sa politique économique, elle s’inspire de Reagan : on enlève les impôts aux plus riches, on s’aperçoit alors qu’il y a un déficit plus important, et on en conclut qu’il faut amputer les services sociaux !
Ce qui m’étonne, c’est qu’on ait très peu fait ce parallèle ici, qui me semble pourtant facile à pointer. Et, de même qu’en Angleterre ou aux États-Unis, on ne parle pas non plus des résultats absolument désastreux d’une telle politique…
[^2]: André Gide-Jacques Schiffrin, Correspondance 1922-1950, Gallimard, 2005.
[^3]: La maison d’édition à but non lucratif fondée par André Shiffrin.
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