Bruxelles, capitale des lobbies industriels

Un observatoire ausculte depuis dix ans l’activité des groupes de pression dans l’Union européenne. Il propose même d’édifiantes visites guidées au pays des défenseurs acharnés de l’automobile, du nucléaire, des biotechnologies…

David Leloup  • 21 juin 2007 abonné·es

Bienvenue dans la capitale européenne du lobbying : avec plus de 15 000 lobbyistes, Bruxelles se classe juste derrière Washington, La Mecque mondiale du secteur. Ici, pour chaque lobbyiste issu de la société civile, il y a sept lobbyistes industriels. » Sous un soleil éclatant, Olivier Hoedeman, échalas blond de 39 ans, diplômé en sciences politiques, brosse un rapide portrait de la « lobbycratie » bruxelloise, en guise d’apéritif à la visite qui va suivre. Derrière lui, se dresse l’imposant Berlaymont, insolite bâtiment en forme de croix asymétrique, où siège la Commission européenne. Devant lui, une vingtaine de « touristes citoyens », curieux d’en savoir un peu plus sur le poids réel des groupes d’influence dans la politique européenne environnementale ­ le thème du jour

Illustration - Bruxelles, capitale des lobbies industriels


Christian Olivier

Avec son collègue Erik Wesselius, 47 ans, docteur en biologie et ancien journaliste, Olivier Hoedeman fait partie de l’Observatoire de l’Europe industrielle ­ « les meilleurs jeunes chercheurs que j’ai rencontrés depuis de longues années », dixit Susan George ­, une ONG batave qui ausculte depuis bientôt dix ans le travail de sape et de pression politiques de l’industrie dans les coulisses du pouvoir bruxellois
[^2].

C’est parti. On abandonne le bruyant rond-point Schuman pour s’arrêter 200 mètres plus loin devant le n° 133 de la rue Froissart, QG des lobbyistes du groupe allemand DaimlerChrysler. « Ils ont beaucoup de travail , ironise Erik Wesselius. La Commission vient de présenter les grandes lignes d’une réglementation visant à réduire les émissions moyennes de CO2 des voitures en 2012. De nombreux détails doivent encore être réglés d’ici à la mi-2008… » C’est l’énième rebondissement d’une saga qui a débuté en 1996. Commission et Parlement se promettaient alors d’atteindre, en 2010 au plus tard, une moyenne de 120 g de CO2 par km parcouru, pour tous les nouveaux véhicules mis sur le marché. À force de retarder le projet et de brandir le spectre des délocalisations, le lobby automobile a réussi à miner cet objectif ambitieux. « En raison, notamment, de l’action de DaimlerChrysler, il n’est plus question aujourd’hui de 120 g en 2010, mais de 130 g en 2012… », glisse Erik.

Après la traversée du très chic parc Léopold, reliquat d’un ancien domaine médiéval où survit une tour du XVe siècle, le groupe fait halte devant l’Altiero Spinelli, rue Wiertz. Cette aile du Parlement européen, du nom de ce communiste italien au rang des « pères fondateurs » de l’Union, a récemment hébergé un bien singulier « Colloque contre le consensus sur le réchauffement climatique ». Organisé par un eurodéputé conservateur britannique, l’événement a ainsi offert un forum aux « sceptiques du climat » au coeur même du Parlement.

« Un lobbyiste en vue qui officie notamment pour le Competitive Enterprise Institute, un think tank de Washington financé par Exxon, a affirmé à la tribune que le réchauffement climatique n’était pas dû aux activités humaines, mais à une période d’activité solaire exceptionnelle , témoigne Erik Wesselius, qui était dans l’auditoire. Il a ajouté qu’on a déjà connu ça au Moyen Âge : « On pouvait faire du vin en Écosse. Pourquoi se tracasser ? Ces périodes plus chaudes sont également plus prospères. » Un autre intervenant a accusé le mouvement écologiste de vouloir limiter les libertés individuelles. Il l’a comparé à l’Inquisition, au marxisme et au communisme… »
Le fait qu’il existe un consensus sur le changement climatique, poursuit le guide, est la preuve pour certains qu’une idéologie totalitaire règne au sein du Giec, le Groupe d’experts onusien sur le réchauffement climatique. « Pour ces gens, le Giec est une « structure biaisée » où les scientifiques dissidents sont réduits au silence par le courant dominant. » Pour clôturer le colloque, les sceptiques ont visionné la Grande Arnaque du réchauffement climatique , un documentaire sulfureux compilant tous leurs arguments…

Une centaine de mètres plus loin, devant une imposante bâtisse vitrée à façade concave, nos guides nous entretiennent d’un phénomène qui a pris de l’ampleur ces dernières années à Bruxelles : l’essor, sans aucun contrôle public ni transparence financière, de think tanks ultralibéraux venus tout droit de Washington. « Derrière moi, le siège de l’International Council for Capital Formation (ICCF), un « cercle de réflexion » financé notamment par ExxonMobil, qui se présente sur son site Internet comme un « think tank typiquement européen », sourit Olivier Hoedeman. En réalité, nous avons découvert que l’ICCF n’a aucun bureau dans ce bâtiment. Juste une boîte aux lettres relevée par des lobbyistes « à gages » du cabinet d’affaires Stewart. Au bout d’une lune, l’économiste en chef du think tank « père » prend l’avion et vient exposer ses arguments anti-Kyoto lors d’événements organisés pour l’ICCF par le cabinet Stewart. »

On flâne ensuite jusqu’à la place de Luxembourg et ses terrasses pour se poser rue d’Arlon, devant le siège de ce fameux cabinet Stewart. La « patronne », Catherine Stewart, a également fondé la Society of European Affairs Professionals (SEAP), le lobby des lobbyistes. « L’ICCF symbolise à l’extrême l’opacité du lobbying européen, explique Erik Wesselius *. En cela, Bruxelles reste le paradis incontesté des lobbyistes car, contrairement à Washington ou à Toronto, il n’existe ici aucun registre public permettant de savoir qui finance qui, à quelle hauteur et sur quels dossiers. »*

Fin mars, le commissaire chargé des affaires administratives, Sim Kallas, a bien inauguré un tel registre. Mais, grâce aux efforts de la SEAP, rien n’oblige à s’y inscrire…

On remonte alors la rue du Luxembourg, qui débouche sur le coquet square de Meeûs. Au pied du grand immeuble aux vitres fumées qui abrite la Direction générale de la Recherche, Erik Wesselius détaille comment ce service de la Commission a mis sur pied, en 2005, un groupe d’experts « uniquement composé d’industriels ayant un intérêt direct dans les biocarburants » pour plancher sur l’essor… des biocarburants en Europe. « L’industrie du sucre, des biotechnologies, du pétrole et de l’automobile ont tous poussé la Commission à développer les biocarburants « de deuxième génération » . C’est-à-dire des cultures « énergétiques » modifiées génétiquement pour doper les rendements, et des enzymes transgéniques qui décomposeront ces plantes en biocarburants. » Le retour annoncé des OGM ?

La visite s’achève rue de la Loi, au pied des bureaux du lobby nucléaire Foratom. Ici, une vingtaine de personnes tentent d’orchestrer le grand retour de l’atome sur la scène énergétique européenne. « Ils ont développé d’excellents contacts avec une cinquantaine d’eurodéputés pro-atome , explique Olivier Hoedeman. Ceux-ci peuvent directement relayer des amendements rédigés par Foratom. » Il s’en est fallu de peu, en décembre, pour que le Parlement vote un texte proposant que les technologies énergétiques « faiblement carbonées » ­ nucléaire et renouvelables dans le même panier ­ fournissent 60 % de l’électricité européenne en 2020. « L’amendement n’a été rejeté qu’à 4 voix près, sur un total de 732 eurodéputés… »

Une chose est sûre, la crise climatique ne mine pas l’emploi à Bruxelles…

[^2]: Un travail synthétisé dans l’ouvrage Europe Inc. Comment les multinationales construisent l’Europe et l’économie mondiale, Agone, 2005 (deuxième édition revue et augmentée).

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