En guerre contre l’agent Orange
Les victimes de ce terrible défoliant utilisé par l’armée étasunienne lors de la guerre du Vietnam, responsable d’une catastrophe sanitaire et environnementale, seront le 18 juin devant la Cour d’appel de New York.
dans l’hebdo N° 956 Acheter ce numéro
Ceci est une audience historique, semblant surgir d’un mauvais cauchemar : le 18 juin, à 10 heures, la Cour d’appel de l’État de New York aura à juger des plaintes déposées par les victimes du sinistre « agent Orange ». Parmi elles, des Vietnamiens, mais aussi des vétérans étasuniens de la guerre du Vietnam, exposés aux ravages de ce défoliant utilisé comme arme chimique de destruction massive.
Un avion C-123 de l’US Air Force déverse de l’agent Orange sur la jungle du Vietnam, le 3 mars 1967. AFP
L’armée étasunienne a déversé l’agent Orange par voie aérienne durant dix ans, entre 1961 et 1971, sur les forêts et les champs vietnamiens, afin de détruire le couvert végétal où l’ennemi se camouflait, et de raser ses récoltes pour le priver de vivres. Une étude publiée en 2003 aux États-Unis estime à 77 millions de litres le volume déversé. Les zones traitées jusqu’à 10 fois chacune couvrent un dixième du territoire. Un cinquième des forêts sud-vietnamiennes aurait ainsi été détruit, et entre 2,1 et 4,8 millions de Vietnamiens auraient directement été atteints. Sans compter les populations voisines, les militaires et les civils étasuniens et leurs alliés.
L’agent Orange contient de la dioxine, poison extrêmement violent. Les limites internationales d’exposition quotidienne sont de l’ordre du millionième de millionième de gramme. En dix années de guerre chimique, cet agent a libéré environ 400 kilogrammes de dioxine dans la nature vietnamienne. Et il ne s’agissait que du début de l’une des plus importantes catastrophes sanitaires et écologiques contemporaines. En effet, la dioxine ne se dégrade que très lentement, persistant pendant des décennies dans les eaux, les sols, les tissus végétaux qu’ingurgitent les animaux. Le poison se stocke jusqu’au bout de la chaîne alimentaire : les consommateurs humains. Cancers, malformations de nouveaux-nés, maladies de peau, dégradation des systèmes immunitaire et nerveux, la dioxine a beaucoup tué pendant la guerre, elle tue et mutile encore : témoins, ces photos insoutenables d’enfants difformes exhibées par les associations de défense des victimes.
La Croix-Rouge vietnamienne avance le chiffre d’un million de personnes affectées. Francis Gendreau, démographe statisticien, souligne que les impacts ont été démultipliés par l’effet des transmissions générationnelles mais aussi des migrations de populations. Les conséquences sociales et économiques, considérables, n’ont pas été entièrement évaluées à ce jour.
Rechercher la responsabilité des États-Unis ? Une impasse juridique, l’État fédéral disposant de l’exorbitant privilège d’une immunité pour les actes commis en temps de guerre. Voilà pourquoi les victimes de l’agent Orange ont choisi de se retourner contre les fabricants du défoliant pour l’armée. Les premières actions ont été intentées par des vétérans de guerre étasuniens, qui ont obtenu à l’amiable, en 1984, un dédommagement de 180 millions de dollars. Mais, au fil du temps, ces victimes se sont aperçu qu’elles étaient bien plus nombreuses qu’on ne l’avait estimé dans un premier temps. Se considérant flouées, elles retournent aujourd’hui devant le tribunal de l’État de New York.
Des procédures similaires ont été engagées chez certains alliés des États-Unis pendant la guerre du Vietnam. La Nouvelle-Zélande pourrait ainsi indemniser ses vétérans exposés à l’agent Orange. Mais la victoire la plus spectaculaire a été enregistrée en janvier 2006 en Corée du Sud, où la justice a condamné Monsanto et Dow Chemical, les deux plus importants fabricants de l’agent Orange à l’époque, à verser 62 millions de dollars à 6 800 vétérans.
Le moment le plus attendu du procès du 18 juin sera cependant l’audition des plaignants vietnamiens, via l’Association des victimes de l’agent Orange (Vava), qui réclame réparation à un consortium de 36 entreprises (dont Monsanto et Dow Chemical). Une action judiciaire engagée de fraîche date, puisque le premier recours, pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, violations des lois internationales, fabrication de produits dangereux, dommages intentionnels, enrichissement abusif, etc., a été déposé en janvier 2004. Rejeté pour irrecevabilité en mars 2005, au motif que l’agent Orange, officiellement un herbicide, ne saurait être qualifié d’arme chimique ni de poison (on n’en connaissait pas les effets sanitaires à l’époque). L’appel examiné lundi sera accompagné de mobilisations et de manifestations dans plusieurs lieux dans le monde pour appeler les États-Unis à reconnaître leur responsabilité.
Sans même envisager une condamnation à ce stade, l’audience a-t-elle une chance d’aboutir sur une reconnaissance, même symbolique, de la légitimité de la démarche ? Même si l’argumentaire juridique des plaignants s’est étoffé, s’appuyant sur divers textes de droit international, plusieurs arguments permettent d’en douter. Le premier, c’est qu’il restera scientifiquement délicat d’établir, dans de nombreux cas, un lien de cause à effet indiscutable entre des pathologies et une exposition difficile à prouver, d’autant plus qu’elle a eu lieu en temps de guerre. Mais ce n’est pas l’obstacle le plus insurmontable : les autorités étasuniennes ont déjà admis par le passé, dans des situations similaires (irradiations à faibles doses lors d’essais nucléaires, par exemple), un principe de forte présomption ouvrant droit à des indemnisations.
Plus gênant, l’État fédéral a obtenu d’être entendu en tant que partie « dont l’intérêt peut-être affecté par la décision de la cour ». L’affaire est donc très politique. S’agit-il de prêter main-forte aux industriels ? Le délai pris pour examiner l’appel pourrait être l’effet de leur pression, afin que les échéances de renouvellement des magistrats de la cour de New York permettent de la faire basculer dans le camp conservateur. Il est certain qu’une condamnation à réparations aurait un impact énorme, ouvrant la voie à des procédures du même genre.
Par ailleurs, l’État vietnamien, même s’il a autorisé, en 2004, la création de l’association Vava, reste d’une grande discrétion dans cette affaire. Bien que sa population soit terriblement affectée, il joue depuis une décennie la carte de l’intégration dans le concert dominant des nations signature en 2000 d’un accord de commerce avec les États-Unis, adhésion à l’Organisation mondiale du commerce en décembre dernier, etc.
Les victimes ne se privent cependant pas de jouer une carte importante, peut-être décisive : la tribune internationale donnée à cet immense scandale
[^2] et la sensibilité des entreprises à leur image de marque. Monsanto, associée aux méfaits des OGM, ou Dow Chemical, qui a hérité des suites de la catastrophe de Bhopal [^3], souhaiteront peut-être rechercher, là encore, une transaction à l’amiable pour limiter les dégâts.
[^2]: La Fondation Ford vient par exemple de débloquer une subvention pour l’assainissement d’une des anciennes bases étasuniennes de stockage de l’agent Orange au Vietnam, dont une étude canadienne récente a prouvé l’importante pollution.
[^3]: Plus de 20 000 personnes sont mortes et des dizaines de milliers sont tombées malades dans cette ville indienne, à la suite du déversement, le 2 décembre 1984, de 40 tonnes de gaz mortel échappé d’une usine de pesticides de la multinationale étasunienne Union Carbide, rachetée depuis par Dow Chemical.