La politique du pire

La politique internationale d’isolement du Hamas est à l’origine du chaos qui règne aujourd’hui du côté palestinien. Le refus de reconnaître les élections de janvier 2006 a créé une situation de « non-droit ». Analyse.

Denis Sieffert  • 21 juin 2007 abonné·es

Depuis le 15 juin que le Hamas a pris le contrôle de la bande de Gaza, un même slogan parcourt les capitales occidentales : « Soutenir Mahmoud Abbas ! » La formule a les accents rassurants de l’évidence : soutenir le « laïque » contre « l’islamiste », celui qui reconnaît Israël contre celui qui ne le reconnaît pas. Tout cela vu de chez nous semble frappé au coin du bon sens. Il n’y a rien pourtant de plus ambigu. Car de quel soutien s’agit-il ? D’un encouragement à affronter un mouvement qui a remporté des élections démocratiques ? Ou bien d’un soutien politique qui relégitimerait le président palestinien aux yeux de son peuple ? S’agit-il d’un soutien mortifère en armes et en logistique, ou d’une aide pour reconstruire des infrastructures au profit de toute une population, d’un plan de décolonisation de la Cisjordanie, et d’un échéancier menant sans détours à la création d’un État palestinien ? On voit bien qu’un certain « soutien » s’apparente à la politique du pire.

Illustration - La politique du pire


Hams/AFP

Cette politique a conduit à la situation que nous connaissons, puisque nous voilà aujourd’hui avec deux gouvernements palestiniens, deux territoires et deux légitimités. Ce qui fait beaucoup pour un peuple qui n’a toujours pas d’État. Comment en est-on arrivé là ? La victoire « militaire » du Hamas à Gaza résulte directement du refus par la communauté internationale de reconnaître le succès du mouvement islamiste aux élections législatives de janvier 2006. Non seulement Israël, les États-Unis et l’Union européenne ­ les deux premiers par cynisme et la dernière par lâcheté ­ ont à la fois puni un peuple et isolé son gouvernement, mais ils ont encouragé les dirigeants du Fatah à les suivre dans cette voie. Ce qu’on appelle « soutenir Mahmoud Abbas » . Un « soutien » qui s’est traduit par ce que l’on nomme dans les médias occidentaux les « luttes entre factions rivales » , selon une expression qui rend la réalité indéchiffrable. Or, ces combats pour le contrôle des services de sécurité sont en vérité la manifestation ultime du refus de prendre acte d’un scrutin démocratique. Si le vote des électeurs avait été respecté, la police palestinienne et la « Sécurité préventive » seraient en effet passées sous la tutelle du ministère de l’Intérieur et du gouvernement à majorité Hamas. Au contraire, en mai 2006, la nomination par Mahmoud Abbas d’un de ses proches à la tête de ces services a été vécue par le Hamas comme un déni de démocratie. C’est un peu comme si, en France, en période de cohabitation, le président de la République refusait de confier la tutelle de la police au gouvernement issu démocratiquement des élections. La suite était écrite : le Hamas a constitué sa propre milice, la « Force exécutive ». Et, peu de temps après, les premières victimes d’affrontements inter-palestiniens tombaient à Gaza.

Fallait-il organiser des élections en janvier 2006 et se féliciter de leur impeccable déroulement, pour, ensuite, ne pas en reconnaître le résultat ? La question vaut bien sûr en premier lieu pour la communauté internationale, mais elle vaut aussi pour le président de l’Autorité palestinienne qui, dans cette affaire, a fini par céder à la pression israélo-américaine. Qu’il cédât à cette pression pourrait se comprendre s’il en était « récompensé » par des avancées politiques profitables à son peuple. Mais, comme on le sait, cela n’a jamais été le cas. Et c’est une très vieille histoire qui remonte au moins aux accords d’Oslo en 1993. Si la reconnaissance de la légitimité d’Israël par l’Organisation de libération de la Palestine, en 1988, puis en 1993, avait été suivie en retour de la création d’un État palestinien, il n’y aurait probablement jamais eu de Hamas. Si les accords d’Oslo avaient eu pour effet le gel de la colonisation, Yasser Arafat et Mahmoud Abbas auraient pu se prévaloir devant leur peuple d’avoir accepté de bons compromis. Le fait qu’ils n’aient jamais rien obtenu en échange de leurs concessions ­ sauf des rebuffades ­, et que, bien au contraire, la colonisation n’ait jamais cessé de croître (fût-ce sous la forme de transfert de Gaza vers la Cisjordanie), ni la situation économique de se détériorer, a inexorablement fait le jeu d’un mouvement plus radical. Celui-ci a repris en main la carte de la reconnaissance d’Israël que l’OLP avait cédée pour rien. C’est évidemment à Gaza que les conséquences de cette politique du pire ont été les plus spectaculaires, et le triomphe électoral du Hamas le plus probant. La surpopulation, le blocus économique imposé par Israël ­ et cela bien avant 2006 ­, la grande misère sociale et morale d’une jeunesse totalement désespérée, le tout aggravé par les caractéristiques mafieuses du Fatah local, ont constamment renforcé la mainmise du Hamas.

La grande question aujourd’hui est de savoir si l’on va persister dans la même voie. Comme toujours, les événements de Gaza donnent lieu à une bataille d’interprétations. D’un côté, Israéliens et Américains proposent des « explications » de type « choc des civilisations ». Le Hamas est une horde de fanatiques sortis tout droit de la pire lecture du Coran, kalachnikovs en bandoulière. Ils ne sont que haine et violence. Et il convient de les isoler et de les éradiquer. Cette version, à la fois simple et paresseuse, domine nos médias (il n’y a qu’à entendre nos chroniqueurs matinaux de France Culture ­ vive le pluralisme ! ­ s’étouffer quand ils disent « fffanatiques »>

De l’autre côté, une lecture rationnelle. Celle que propose par exemple le coordinateur spécial de l’ONU pour le processus de paix au Proche-Orient, Alvaro de Soto. Dans un rapport encore confidentiel, celui-ci met en cause le soutien américain à la politique israélienne d’isolement du Hamas
[^2]. Ce mouvement, note M. de Soto, « évoluait et pouvait encore le faire et nous devions l’encourager dans cette voie ». C’est aussi tardivement l’avis de Bernard Kouchner : « Nous aurions dû peut-être soutenir ce gouvernement unitaire (palestinien) dès le début » , a regretté vendredi le ministre français des Affaires étrangères. Mais M. de Soto va plus loin, dénonçant la politique israélienne du « fait accompli » et déplorant que l’ONU « traite Israël avec une extrême considération, presque de la tendresse ». Il invite l’ONU à rompre avec cette « autocensure » . Le véritable soutien que la communauté internationale pourrait apporter à Mahmoud Abbas, on en connaît donc le prix. C’est la décolonisation et la création d’un État palestinien viable, et une aide rapide et massive au développement. C’est amener Israël à accepter le plan de paix de la Ligue arabe. Seul ce soutien politique marquerait le début du déclin du Hamas. Toute autre stratégie conduira au chaos. Un chaos qui n’épargnera personne.

[^2]: Des extraits ont été publiés le 13 juin par le Guardian, et le Monde daté du 15 juin.

Monde
Temps de lecture : 6 minutes

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