Le troisième déficit des États-Unis
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Un des thèmes récurrents évoqués par les commentateurs de la situation économique des États-Unis est celui de ses déficits chroniques et de leur interrelation : le déficit budgétaire et le déficit commercial, les « déficits jumeaux ». En 2006, le déficit du budget atteint 2,3 % du produit intérieur brut (PIB) ; et celui du commerce extérieur, 5,8 %.
Jumeaux, faux jumeaux ? Dès la décennie 1980, les tenants des « finances saines » ont fait le lien entre ces deux déséquilibres. La relation de cause à effet était établie : l’excès des dépenses budgétaires expliquait, à leurs yeux, l’excès des importations sur les exportations. Il apparaissait que les États-Unis, au premier chef leur État, dépensaient au-dessus de leurs moyens. Les mécanismes sont, cependant, plus complexes, car l’envolée des dépenses de l’État se double de l’emballement de celles des ménages. Avec le néolibéralisme, ceux-ci ont perdu graduellement leur capacité d’épargner. Les dépenses budgétaires ne sont pas seules en cause.
Ces déficits requièrent un financement croissant de la part des non-résidents, c’est-à-dire des actions et des titres de crédit (bons du trésor, obligations, crédits bancaires…) émis par des agents étatsuniens et détenus par le reste du monde (« titre de crédit » renvoie ici à « dette extérieure »). Alors que le pays tire des flux de revenus dividendes et intérêts de ses investissements dans le reste du monde, il doit également lui verser dividendes et intérêts.
Il y a ainsi du nouveau. Pour la première fois, en 2006, est apparu un nouveau déficit, lié aux précédents. Encore petit, mais prometteur. Les flux de revenus financiers que les États-Unis ont dû payer au reste du monde sont supérieurs à ceux qu’ils ont reçus. Et il ne s’agit pas d’un petit nuage dans un ciel serein, mais de l’aboutissement d’une tendance lourde. L’excédent antérieur s’est graduellement effrité depuis les commencements du néolibéralisme. Bien que ce « troisième déficit » reste petit, moins de 0,1 % du PIB en 2006, il témoigne d’une dégradation continue à partir d’un excédent de 1,2 % en 1979. Des déficits « triplés » donc.
Il faut bien situer ce « troisième déficit » dans le contexte général de l’impérialisme étatsunien. Les flux de revenus tirés du reste du monde sont ou étaient au centre du dispositif. Ils se combinaient au bas prix des matières premières, à l’importation des cerveaux, etc. Tous ces mécanismes fonctionnent en faveur du pays le plus avancé. Mais justement : la pompe à tirer des revenus du reste du monde refoule depuis 2006.
Derrière ces mécanismes, on peut identifier une situation paradoxale. Le « grand impérialisme » étatsunien possède sur le monde des avoirs colossaux. Mais, au terme de l’accumulation de ces déficits, le reste du monde détient des titres émis par des agents étatsuniens « doubles » des précédents. À chaque dollar étatsunien investi dans le monde, correspondent deux dollars d’investissements du reste du monde aux États-Unis. Fort heureusement pour ce pays, un investissement extérieur étatsunien obtient un rendement environ deux fois supérieur à celui que reçoit un investissement étranger aux États-Unis, sinon le troisième déficit serait abyssal.
Qui se prête ainsi à ce jeu du financement des dépenses états-uniennes, qui en perçoit la rémunération ? La Chine, lit-on dans la presse. Certes, mais le visage du nouveau venu ne doit pas cacher les vieilles têtes. On ne sait pas dans quelle mesure chaque région du monde contribue à ce financement externe (on ignore la masse des avoirs), mais on connaît les flux de revenus payés par les États-Unis, ce qui en donne une idée indirecte. Sur les flux totaux de dividendes et intérêts que les États-Unis doivent désormais payer au reste du monde, l’Europe perçoit près de la moitié (48 % du total en 2006) ; vient derrière la zone « Asie-Pacifique » (23 %) ; ensuite, l’Amérique latine (20 %).
Mais ces différentes régions du monde n’interviennent pas de la même manière. Du total des flux de dividendes et d’intérêt versés à l’extérieur par les États-Unis au titre des investissements directs étrangers (les filiales des sociétés transnationales), l’Europe reçoit 65 %. Ce chiffre élevé témoigne des interrelations étroites que les grandes sociétés états-uniennes et européennes ont tissées à travers l’Atlantique. C’est donc d’abord l’Europe qui fait des investissements directs aux États-Unis. Symétriquement, la zone « Asie-Pacifique », essentiellement l’Asie, bénéficie de 62 % des intérêts payés par l’État. Cette région du monde apparaît donc comme le principal financeur du déficit budgétaire du pays. Et c’est là que la Chine commence à jouer un rôle important. Sur ces 62 %, 21 % vont en Chine, soit environ le tiers. Et on ne sera pas surpris de lire que 30 %, soit environ la moitié, vont à des investisseurs japonais.