L’éducation au placard
Centrée sur le tout-carcéral, la nouvelle loi sur la récidive remet en cause l’individualisation de la peine, le rôle du juge et la primauté de l’éducatif sur le répressif. Décryptage.
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Que dit le texte ?
Présenté en Conseil des ministres le 13 juin par Rachida Dati, l’« avant-projet de loi tendant à renforcer la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs » balaie deux sujets connexes : l’instauration de peines planchers et le durcissement de la réponse judiciaire pour les mineurs délinquants. Il s’applique à tous les auteurs de crimes et délits punis de plus de trois ans d’emprisonnement, dès l’âge de 13 ans, et prévoit la mise en place de peines minimales d’emprisonnement de l’ordre du tiers du maximum prévu pour l’infraction. Par exemple, pour un vol simple, la peine encourue ne pourra être inférieure à un an en état de récidive. Suit une grille : deux ans pour cinq ans encourus, trois ans pour sept ans encourus, etc. L’article 3 modifie l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante : pour les 16-18 ans, l’atténuation de la peine, qui était la règle, devient une exception qui devra être spécialement motivée par le juge. Le Conseil d’État a avalisé ce texte, mais en faisant part d’une « réserve d’interprétation » sur la justice des mineurs.
Surenchère législative
Premier texte proposé par le nouveau gouvernement, cet avant-projet de loi ajoute encore à la débauche législative une dizaine de lois en quatre ans que l’on doit à Nicolas Sarkozy depuis 2002 en matière de sécurité. La nouvelle loi était-elle nécessaire ? « L’appareil pénal ne manque pas, rappelle Hélène Franco, juge pour enfants au tribunal de Bobigny et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature. Mais Nicolas Sarkozy sait qu’il a été élu sur un certain discours et ne s’embarrasse pas de l’évaluation de l’existant. Il y a clairement une volonté d’affichage de sa part. » Même écho chez Julien, éducateur à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en région parisienne : « Les peines planchers sont un chiffon rouge à l’attention des délinquants. » Mais ce texte n’est pas un détail : il renverse le principe de fonctionnement de la justice pénale française en instaurant le renoncement au principe de l’insertion par l’éducation, et en instituant l’enfermement comme réponse centrale à la récidive.
Menaces sur l’individualisation de la peine
Si Rachida Dati a affirmé que le respect de la Constitution n’était « pas un risque, mais un devoir » , les peines minimales, sans rapport avec la nature et le contexte du délit, menacent le principe constitutionnel de l’individualisation de la peine. « On modifiera la Constitution » , aurait-on anticipé dans l’entourage de la ministre. Finalement, l’avant-projet de loi esquive l’anticonstitutionnalité en précisant que la cour d’assises peut prononcer une peine inférieure aux seuils « si l’accusé présente des garanties exceptionnelles d’insertion ou de réinsertion » . « Le système de peines planchers existait déjà à la fin du XIX~e et au début du XX~~e siècle en France, à l’époque d’une justice expéditive à la Jean Valjean, rappelle Carlos Lopez, responsable Île-de-France du SNPES-PJJ/FSU. Mais il a été retiré pour inefficacité. En 1945, on est passé à une autre forme de justice, où la réponse pénale doit s’adapter à l’individu, à sa personnalité, à son parcours, en vue d’une plus grande efficacité de la peine et de sa réinsertion. » Non seulement les peines planchers ne prennent plus en compte l’individu, mais elles font fi des peines alternatives comme les amendes, travaux d’intérêt général, sursis, mises à l’épreuve, aménagement de peines, etc.
L’ordonnance de 1945 réformée
En novembre 2005, estimant que le « sentiment d’impunité » était à l’origine des « émeutes urbaines », Nicolas Sarkozy a appelé à réformer l’ordonnance de 1945 relative aux mineurs délinquants. L’idée s’est installée que les mineurs n’étaient pas punis ou pas assez, et que, le sachant, ils récidivaient sans crainte. Pour Julien, éducateur à la PJJ, « l’impunité est une question très délicate. Il est difficile de sortir du clivage discours sécuritaire/victimisation. Les juges prononcent beaucoup de condamnations. Sont-ils trop peu sévères ? Faut-il punir ou éduquer ? Cette question se pose tous les jours. Il est vrai que certains jeunes cumulent des sursis qui ne tombent jamais. Mais, parallèlement, d’autres vont souffrir en prison pour des délits mineurs. Il faut relever les incohérences du système judiciaire, mais sans remettre en cause la primauté de l’éducatif. Pour l’instant, l’esprit de l’ordonnance de 1945 est encore vivace. Il y a une forte réticence à l’incarcération. » Mais pour Cédric Fourcade, de la CGT pénitentiaire, la tendance est, depuis des années, à rapprocher la justice des mineurs de celle des majeurs.
L’excuse de minorité devient l’exception
« La possibilité d’écarter l’excuse de minorité est déjà prévue par l’ordonnance de 1945 , souligne Cédric Fourcade. Les juges en ont la possibilité s’ils motivent leur décision. La différence, avec cette loi, c’est que l’excuse de minorité sera systématiquement écartée pour les plus de 16 ans. » Pour l’heure, un mineur peut être jugé pénalement dès 13 ans, mais par des juridictions spécialisées. Le maximum de la peine encourue représente la moitié de celle d’un majeur. À partir de 16 ans, le juge peut décider de lever l’excuse de minorité s’il motive sa décision. Dans le projet de loi de Rachida Dati, l’excuse de minorité sautera, sauf décision motivée du juge. « L’excuse de minorité demeure » , s’est défendue la ministre, excepté pour les plus de 16 ans auteurs de crimes portant atteinte aux personnes et de délits graves de violences ou agressions sexuelles. Mais un vol de téléphone portable avec coup peut être considéré comme un délit avec violence. Peine encourue dans ce cas : cinq ans de prison, avec deux ans de peines planchers.
Les juges encadrés
La loi sur la récidive est perçue comme une marque de défiance vis-à-vis des juges. En effet, l’apparition de peines planchers réduit considérablement leur marche de manoeuvre. En cas de récidive, le juge n’aura plus besoin de réfléchir à la peine la mieux adaptée à la personne, il lui suffira de prendre la grille établie par la loi. Il lui restera la liberté de déroger aux peines planchers s’il motive sa décision. Mais, d’une part, cela représentera une prise de risque. D’autre part, si le principe général est l’enfermement, et la mise en liberté l’exception, le principe risque fort de s’appliquer le plus souvent.
Augmentation de la population carcérale
Il y a déjà 60 698 détenus en France dans 188 prisons pour 50 000 places, et près de 750 mineurs dans les quartiers qui leur sont réservés. Cette loi risque fort d’entraîner une augmentation du taux d’incarcération, alors que les conditions de vie en prison sont sinistrées. Contradiction : le taux d’occupation des mineurs en prison est de 70 %. C’est la seule population qui ne manquait pas de places. Pourtant, sept Établissements pénitentiaires pour mineurs sont en train d’ouvrir, avec chacun une soixantaine de places. « Si on prévoit des pics pour les prisons alors qu’on ne le fait ni pour les écoles ni pour les crèches, note Hélène Franco, on comprend quelle logique il y a derrière : enfermer davantage. »
Quel est le rôle de la prison ?
« L’incarcération reste la peine principale en France, fait remarquer Cédric Fourcade. Dans l’inconscient collectif, on considère qu’il n’y a pas de punition s’il n’y pas d’emprisonnement. » Selon Serge Portelli, l’auteur de Nicolas Sarkozy, la prison compulsive [^2]
, l’appel permanent à plus de prison ne s’adresse pas aux délinquants mais à l’opinion publique. Les travailleurs sociaux s’épuisent pourtant à répéter que l’enfermement n’est pas une solution à terme, que la prison est une école de la violence et de la récidive, extrêmement coûteuse de surcroît. « Cette loi va nous faire entrer dans un système de populisme pénal qui se contrefiche de la dimension humaine », tranche Hélène Franco. Pour Julien, de la PJJ, l’enfermement peut être, pour certains jeunes, le seul cadre permettant de travailler avec eux. « Ce n’est pas l’enfermement qui pose problème dans cette nouvelle loi, mais la logique politique qui l’anime : la prison est présentée comme la réponse unique et globale devant nettoyer la société de ceux qui la dérangent. On va vers une société du redressement à l’américaine. » Parce qu’une mesure éducative est plus longue, plus complexe, moins bien comprise, la société les parents, parfois les jeunes délinquants eux-mêmes est demandeuse d’enfermement. « Mais, interroge le syndicat de la magistrature, doit-on renoncer à l’éducation de nos enfants, fussent-ils récidivistes ? »