« Un acte monstrueux d’illégalité »

Le 21 mai, Ken Loach était invité à Paris par l’association Agir contre la guerre (ACG)*. Le cinéaste s’est livré à une violente mise en cause de l’intervention anglo-américaine en Irak.

Ken Loach  • 14 juin 2007 abonné·es

Je parle de l’Irak sans connaissances particulières mais en tant que militant de base du mouvement antiguerre en Grande-Bretagne. Ce qui est en train de s’y passer est grave : nous savons que le nombre de morts, depuis le début de la guerre, s’élève à 650 000. Les images quotidiennes des tueries nous sont devenues familières à tous. Mais il y a une bonne nouvelle. Le prince Harry n’y va pas. (Rires.) Je pense que c’est dommage. (Rires.) Et je pense que ce serait encore mieux si Tony Blair y allait avec lui. (Rires.) Parce que je pense que, s’il devait participer à la guerre, nous n’en aurions pas !

Illustration - « Un acte monstrueux d’illégalité »


Selon Ken Loach, les Anglo-Américains sont entrés en guerre pour voler les ressources en pétrole du peuple irakien. RAEDLE/GETTY

La guerre contre l’Irak constitue un crime. C’est important, quatre ans après son déclenchement, d’insister sur cela. La charte des Nations unies est très claire. L’article 2.4 dit : « Tous les membres s’abstiendront de l’usage ou de la menace de la force contre l’intégrité territoriale ou politique et l’indépendance de tout autre État. » Il s’agit là, très clairement, d’une infraction à cette charte. Le Tribunal de Nuremberg, qui est une source principale de droit international, est encore plus clair : « Initier une guerre d’agression est le crime international suprême. » Donc, cette guerre constitue un acte monstrueux d’illégalité.

Ce n’est pas simplement une question académique : si nous détruisons les institutions de droit international, nous ne pouvons faire face à aucun des problèmes auxquels le monde est en butte aujourd’hui. Si nous n’avons pas de cour de justice internationale, nous ne pouvons gérer les problèmes de transgression des droits de l’homme dans les pays en dictature. Nous ne pourrons pas nous confronter au grand problème qu’est la destruction de l’environnement. En bafouant le droit international, les États-Unis se montrent le premier danger pour la paix internationale.

Pour la gauche en Europe, il y a deux revendications centrales. La première, c’est la restructuration des Nations unies pour qu’elles puissent refléter la volonté de tous les pays du monde. La deuxième, c’est le fait qu’aucune alliance, aucun compromis ne soient conclus avec le gouvernement américain actuel. Rifondazione Communista, en Italie, s’est divisée précisément sur cette question ainsi que sur la question de la nouvelle base américaine en Italie. Nous devons soutenir ceux qui refusent les bases américaines.

Mais pourquoi cette guerre a-t-elle eu lieu ? L’allégation de l’existence d’armes de destruction massive est un mensonge. L’excuse de défendre les droits de l’homme est aussi un mensonge, parce que les États-Unis et l’Occident ont soutenu Saddam Hussein quand il réprimait son peuple. Enfin, le prétexte d’y être pour établir la démocratie est un mensonge, parce que les Irakiens sont exclus des décisions concernant leur économie. La vraie raison résidait dans la volonté des États-Unis d’étendre leur domination économique et politique et celle de leurs multinationales.

Naomi Klein l’a très bien dit : « La guerre se fait pour le pétrole, l’eau, les infrastructures routières, les chemins de fer, les télécommunications, les infrastructures portuaires et la drogue. » Cette stratégie avait été élaborée bien avant que George W. Bush ne prenne le pouvoir : elle a été élaborée par un lobby appelé le « Projet pour le Nouveau Siècle américain ». Des gens de la gauche molle disent que nous pouvons arracher tel ou tel compromis. Mais c’est crucial de se rappeler la force de nos adversaires : ce sont des gens comme Cheney, Rumsfeld, Wolfowitz, etc. Leur but stratégique est de façonner le nouveau siècle en fonction des intérêts et des principes américains. Ils ont annoncé leur intention de faire tomber Saddam pour pouvoir mettre la main sur le pétrole irakien.

Dans un autre document, il est spécifié que « les États-Unis doivent décourager les autres nations industrialisées avancées de défier le leadership américain ou même d’aspirer à un rôle régional ou global plus important » . Cela témoigne d’un impérialisme féroce. Nous l’avons vu très clairement quand l’Autorité provisoire a été mise en place en Irak. L’une des premières choses qu’avaient dites Wolfowitz était que les Nations unies n’auraient aucun rôle à jouer dans l’Autorité provisoire. 190 sociétés d’État ont été créées pour ensuite être vendues au privé. Un article écrit par un universitaire américain, Michael Schwarz, expliquait cette situation. Il décrit comment les multinationales sont entrées dans l’économie irakienne, de sorte que les prix des produits des industries locales ont énormément baissé. Ces dernières ont dû fermer. L’économie a subi des pertes importantes à cause de l’afflux des produits bon marché introduits par les multinationales. Et, naturellement, il y a eu ensuite du chômage de masse, qui a augmenté du fait de la dissolution de l’armée irakienne. Selon les régions, le chômage a atteint entre 30 % et 60 % de la population active. Les gens ont commencé à demander de l’aide à l’Autorité provisoire ; il y a eu des mouvements de protestation pacifiques, qui n’ont obtenu pour toute réponse que la brutalité militaire. Il y a eu des arrestations et, comme on le sait, des actes de torture dans des prisons, comme Abu Ghraib, et des massacres, comme à Hadifa.

Donc, la manière dont l’économie irakienne a été transformée a détruit une bonne partie de l’infrastructure et de la société civile irakiennes. La tentative actuelle de faire passer une loi qui aurait pour conséquence la fuite à l’étranger des profits découlant du pétrole constitue comme l’apogée de ce processus. Si cette loi passe, les multinationales auront des droits exclusifs sur les recherches et l’exploitation des ressources pétrolières. En théorie, le pétrole continuera d’appartenir aux Irakiens. Mais la réalité est que l’argent quittera l’Irak pour les caisses des multinationales. Ce projet de loi est le résultat d’une campagne massive menée par les multinationales auprès des gouvernements américain et britannique. Un lobbying qui dure depuis cinq ans maintenant.

Les responsables politiques irakiens ont eu connaissance de ces projets seulement en février. Des pressions sont exercées sur le Premier ministre, Nouri al-Maliki. S’il ne fait pas en sorte que la loi passe, il devra partir. Voilà pour la « démocratie » irakienne. C’est clairement pour cela que les Anglo-Américains sont entrés en guerre : pour voler les ressources du peuple irakien.

Mais il y a une vraie bonne nouvelle : les travailleurs du pétrole sont organisés et résistent. Les syndicats sont les éléments les plus progressistes en Irak. Ils s’opposent à cette nouvelle loi sur le pétrole et à l’occupation. Le président du syndicat du pétrole de Basrah, Hassan Jumaa, s’est rendu en Grande-Bretagne pour des meetings. Nous devons le soutenir. En tant que mouvement antiguerre, il faut que nous soutenions les travailleurs du pétrole en Irak. Ils ont aussi besoin du soutien de nos syndicats. Si, un jour, ceux-ci utilisent leur force pour soutenir les syndicats irakiens, quelle journée ce sera ! Là, nous assisterons à un véritable acte de solidarité !</>

Voilà pourquoi le mouvement antiguerre doit se renforcer. Parce qu’il ne s’agit pas d’un mouvement nostalgique d’un événement qui a eu lieu en 2003. La question de la guerre en Irak est au centre de la politique internationale aujourd’hui. Le défi est de créer un mouvement international des travailleurs.

C’est aussi crucial pour vous ici, en France : vous êtes maintenant malheureusement en première ligne. Vous avez votre Margaret Thatcher, désormais, en la personne de Nicolas Sarkozy. De là où je suis, outre-Manche, j’ai cru comprendre qu’il se prépare ici un assaut frontal sur les droits syndicaux et un alignement sur la politique de Bush. Ce serait un désastre.

Quand Thatcher est arrivée au pouvoir, elle disait sensiblement les mêmes choses que votre nouveau président : « Les syndicats sont trop puissants, la Grande-Bretagne doit se moderniser, les travailleurs nous font du chantage. » Elle a procédé en trois étapes. Tout d’abord, il y a eu toute une série de fermetures d’usines, qui ont provoqué du chômage de masse. Puis elle a fait voter des lois antisyndicales, qui rendaient plus difficile l’action des travailleurs. Enfin, les syndicats faibles étaient encouragés à faire grève afin qu’ils subissent des défaites. Jusqu’à ce que le gouvernement soit assez sûr de lui pour attaquer les syndicats plus combatifs : ceux des mineurs. La leçon péniblement apprise a été la suivante : il faut aux syndicats des directions unies et combatives. Mais vos syndicats n’ont encore pas subi la défaite définitive. Or, la meilleure manière de soutenir les syndicalistes irakiens est de vaincre le libéralisme ici. Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit d’un même combat. C’est l’agenda libéral qui les a poussés à la guerre. Et ce sera l’agenda libéral qui s’attaquera à votre mouvement syndical. C’est le même ennemi, et nous avons besoin d’une riposte unie et forte contre le libéralisme. »

Idées
Temps de lecture : 8 minutes

Pour aller plus loin…

Philippe Martinez : « La gauche porte une lourde responsabilité dans la progression du RN »
Entretien 20 novembre 2024 abonné·es

Philippe Martinez : « La gauche porte une lourde responsabilité dans la progression du RN »

Pour Politis, l’ancien secrétaire général de la CGT revient sur le climat social actuel, critique sévèrement le pouvoir en place et exhorte les organisations syndicales à mieux s’adapter aux réalités du monde du travail.
Par Pierre Jacquemain
Thiaroye, un massacre colonial
Histoire 20 novembre 2024 abonné·es

Thiaroye, un massacre colonial

Quatre-vingt ans après le massacre par l’armée française de plusieurs centaines de tirailleurs africains près de Dakar, l’historienne Armelle Mabon a retracé la dynamique et les circonstances de ce crime odieux. Et le long combat mené pour briser un déni d’État aberrant.
Par Olivier Doubre
L’intersectionnalité en prise avec la convergence des luttes
Intersections 19 novembre 2024

L’intersectionnalité en prise avec la convergence des luttes

La comédienne Juliette Smadja, s’interroge sur la manière dont les combats intersectionnels sont construits et s’ils permettent une plus grande visibilité des personnes concernées.
Par Juliette Smadja
États-Unis, ramène la joie !
Intersections 13 novembre 2024

États-Unis, ramène la joie !

La philosophe, professeure à l’université Paris VIII et à la New-York University, revient sur les élections aux Etats-Unis et examine l’itinéraire de la joie dans un contexte réactionnaire : après avoir fui le camp démocrate, c’est désormais une émotion partagée par des millions d’électeurs républicains.
Par Nadia Yala Kisukidi