« Un obstacle à l’intégration »
Nancy L. Green fait partie des huit chercheurs qui ont démissionné
de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration pour protester contre la création d’un ministère de « l’Immigration et de l’Identité nationale ».
dans l’hebdo N° 955 Acheter ce numéro
Pouvez-vous rappeler les objectifs et la raison d’être de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) ?
Nancy L. Green : Il s’agit d’un musée dont les historiens de l’immigration souhaitaient la création depuis longtemps, afin de montrer l’importance de ce sujet dans l’histoire de France. Nous avions d’ailleurs espéré que la décision serait prise sous le gouvernement Jospin, mais ce ne fut pas le cas. Aussi avons-nous été très heureux lorsque l’idée a été relancée par Jacques Chirac en 2002, et que l’on nous a demandé de participer au projet. Nous n’étions pas toujours d’accord sur tout, mais un des points positifs était justement ce débat d’idées très riche. Un consensus existait néanmoins sur l’importance de créer un musée qui rappelle la place fondamentale de l’immigration dans l’histoire de la France. Or, aujourd’hui, nous sommes très inquiets de la création d’un ministère dont l’intitulé semble aller à l’encontre de l’idée initiale du musée, et opposer immigration et identité nationale. En effet, comme ce fut le cas aussi aux États-Unis, l’arrivée de personnes aux origines variées, à des rythmes différents selon les pays et les périodes, a été capitale pour les sociétés industrielles depuis plus de deux siècles. Je travaille beaucoup sur la comparaison entre les deux pays. Or, même aux États-Unis, la question était très peu mentionnée avant les années 1960 ou 1970, époque où les citoyens eux-mêmes se sont mis à s’intéresser à leurs origines. Un regain d’intérêt historique et historiographique s’est alors développé pour ce phénomène. Mais l’idée d’un musée sur le sujet a mis du temps à germer, autant aux États-Unis qu’en France, puisque le musée d’Ellis Island n’a été construit qu’en 1990.
Brice Hortefeux accueillait le 3 juin à Toulon le navire ayant repêché les corps de dix-huit migrants. HORVAT/AFP
Quelques jours après l’élection présidentielle, vous avez donc décidé de démissionner, avec sept de vos collègues, du comité scientifique de ce musée. Pourquoi ?
Nous protestons contre l’intitulé du ministère de « l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale ». En effet, il nous est apparu clairement que l’usage politique de cette terminologie remettait profondément en cause les principaux objectifs du musée. Opposer immigration et identité nationale est justement le contraire de ce qui constitue ce projet : promouvoir une lecture historique de l’apport de l’immigration à la construction de la France. Or, cela n’a aucun sens si, à côté, on met en avant, dans un ministère, une conception très restreinte, voire monolithique, de l’identité française comme cela a été le cas durant toute la campagne électorale. Ce qui est inquiétant, c’est que cette question fasse justement l’objet d’un ministère : un État démocratique ne saurait décréter voire forcer la définition de l’identité nationale, même si, certes, il peut en avoir une certaine idée. L’usage de ces termes n’est pas innocent et pose non seulement un problème dans la façon dont les immigrés sont perçus dans la société, mais aussi dans la façon dont eux-mêmes se sentent en son sein. Cela me semble même en dépit de l’intitulé complet du ministère constituer un obstacle à leur intégration, puisque l’usage politique qui a été fait de ces termes banalise implicitement l’idée de rejet des étrangers présents en France.
À la suite de votre démission, vous et vos collègues avez été reçus, par Brice Hortefeux, en charge de ce ministère. Qu’est-il sorti de cette rencontre ?
Nous avons été reçus avec les non-démissionnaires de ce Comité d’histoire et la direction du musée, dont Jacques Toubon, son président. Tout en étant d’accord avec nous, certains membres du Comité pensaient en effet qu’il n’était pas opportun de démissionner en ce moment pour protester contre l’intitulé du ministère de Brice Hortefeux. Ils ont d’ailleurs clairement rappelé cette position lors du rendez-vous, qui a été marqué par un dialogue courtois mais ferme dans le sens où chacun est resté sur ses positions. Néanmoins, le ministre a déclaré qu’il n’avait pas choisi en personne l’intitulé de son ministère. On ne nous a d’ailleurs pas dit qui en était l’auteur ! Surtout, il a insisté sur le fait que le suffrage universel avait parlé et que le président de la République avait été élu sur un programme précis, dans lequel figurait en bonne place l’idée de créer un ministère associant immigration et identité nationale. Enfin, il a répété qu’il serait le ministre du « vivre ensemble » et qu’il faudrait le juger sur ses actes et non pas sur des mots.
Or, nous, nous continuons à penser que les mots et leur symbolique ont une grande importance, particulièrement sur une question où l’on peut utiliser les peurs des citoyens et leur tentation de rejeter l’autre. Cela, en particulier, dans un contexte où l’usage de ces mots va dans le sens d’un rejet de l’immigration et donc à l’encontre de nos recherches historiques.
Il y a quelques jours, la majorité UMP du conseil général des Hauts-de-Seine s’est opposé au projet de donner à un collège de Nanterre le nom d’Abdelmalek Sayad. Qu’en pensez-vous ?
Cette décision est lamentable. Donner le nom de Sayad à un collège, en particulier en banlieue, où vivent de nombreux immigrés, est une très bonne idée. Sayad était un des plus grands sociologues de la question de l’immigration. Aux États-Unis et partout dans le monde, il est une référence majeure. Il est choquant et triste de voir qu’on puisse refuser de donner son nom à une école. François Weil et moi-même, dans le livre collectif que nous venons de coordonner (voir ci-dessus), nous nous appuyons sur ses travaux, puisque nous nous sommes intéressés à la question des départs, c’est-à-dire de l’émigration. Nous avons demandé aux historiens de l’immigration quel regard ils portent sur l’autre pendant du phénomène. En effet, les grands pays d’immigration, comme l’Angleterre, l’Allemagne ou la France, ne s’occupent, aujourd’hui, que de ceux qui arrivent. Mais ils oublient que leurs propres citoyens ont eux aussi été des migrants, qui étaient des étrangers ailleurs. Je crois qu’on ferait bien de se rappeler cela aussi.