Capitalisme : d’une (grande) transformation à l’autre
Un numéro de la revue du Mauss revient sur la pensée de Karl Polanyi et son analyse de la fin du dogme libéral hérité du XIXe siècle, tandis qu’un essai de Yann Moulier Boutang étudie le capitalisme contemporain devenu « cognitif ».
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En 1929, le système économique mondial connaît une crise dont les effets se font ressentir un peu partout sur la planète. Or, à cette époque, les hommes politiques sont généralement dépourvus de culture économique. Ils vont pourtant devoir faire face à une situation sans précédent, où leurs populations exigent des protections face au chômage de masse et au gel des salaires. John Maynard Keynes, dans la Pauvreté dans l’abondance [^2], recueil d’articles contemporains de la crise de 1929, écrivait ainsi en décembre 1930 : « Maintenant que l’homme de la rue est au courant de ce qui est en train de se passer, sans en comprendre le pourquoi ni le comment, la frayeur qui s’est emparée de lui est probablement aussi excessive que l’absence d’inquiétude dont il faisait preuve avant. […] Quoique personne ne soit prêt à le croire, l’économie est une matière technique et difficile ; elle est même en train de devenir une science. »
Certes, depuis l’avènement du capitalisme industriel au XIXe siècle, l’économie de marché avait déjà rompu avec les modèles des économies du passé puisqu’en généralisant les échanges marchands, elle ne pouvait exister que dans une « société de marché » . C’est là un des apports fondamentaux de la Grande Transformation , l’ouvrage majeur paru en 1944 de l’historien de l’économie Karl Polanyi. Il y retraçait l’évolution du capitalisme depuis un siècle pour décrire en particulier, selon Jérôme Maucourant, « la fin de la première société de marché léguée par le XIXe siècle » . Spécialiste de Polanyi, l’économiste français en propose une éclairante biographie intellectuelle dans la dernière livraison de « Recherches », la revue du Mauss [^3], qui donne aujourd’hui l’occasion de (re)découvrir l’oeuvre de l’économiste hongrois. L’importance de la Grande Transformation tient à son analyse des liens (nouveaux) entre économie et société à partir des années 1930. En effet, pour Jérôme Maucourant, Polanyi a bien été l’un des premiers à comprendre le « terme [qui] est mis à la tentative de séparation institutionnelle entre l’économie et le politique » . Séparation qui, alors, reste pourtant ancrée dans l’esprit de la plupart des dirigeants politiques…
Mais les conséquences de cette « grande transformation » peuvent être multiples. Dans un autre article de ce numéro, le sociologue Christian Laval observe la quasi-simultanéité de publication de l’ouvrage de Polanyi avec trois autres livres importants : la Route de la servitude de Friedrich von Hayek (1944), Capitalisme, socialisme et démocratie de Joseph Schumpeter (1942), et les Fondations de l’économie politique de Walter Eucken. Pour le sociologue, ces quatre ouvrages constituent le « creuset » théorique de l’économie politique de la seconde moitié du XXe siècle. On y trouve à la fois la contestation des « articles de foi libérale » et l’annonce des Trente Glorieuses (avec Polanyi et Schumpeter, qui ne croient pas en l’émanation d’une société entièrement marchande), mais aussi (chez Hayek et Eucken) la genèse des grandes idées directrices d’un « nouveau libéralisme délibérément en rupture avec l’ancien » . Pour ces derniers, « loin de la séparation principielle que faisait le vieux libéralisme entre société civile et le gouvernement » , l’État doit au contraire devenir « une ressource indispensable au fonctionnement du capitalisme » , capable d’assurer une concurrence « libre et loyale » . Ces auteurs ont donc posé là les jalons du néolibéralisme, dominant aujourd’hui.
Si Polanyi a décrit la « grande transformation » subie par le capitalisme industriel durant la première moitié du siècle précédent, le système économique mondial connaît sans aucun doute depuis les années 1990 une profonde évolution, à l’heure du virtuel, des nouvelles technologies et de la financiarisation à outrance.
Philosophe et professeur de sciences économiques, Yann Moulier Boutang essaie aujourd’hui de penser, dans un petit essai stimulant, les spécificités du capitalisme mondialisé. Poursuivant le travail collectif de la revue Multitudes , qu’il coordonne [^4], l’auteur analyse ce « troisième » capitalisme, appelé « cognitif » , où « l’accumulation porte désormais sur le capital immatériel, la connaissance et la créativité » . Celui-ci fait suite au capitalisme industriel, en crise depuis les années 1970, qui avait lui-même succédé au premier capitalisme, mercantiliste et esclavagiste, né au XVIIIe siècle. Constatant que l’investissement concernant l’immatériel a, dès 1985, dépassé celui des équipements matériels, il observe cette « nouvelle grande transformation » . Dans cette « économie-monde » constituée de réseaux, la diffusion du savoir, centrale, remet en cause les fondements de la propriété intellectuelle. Ce qui ouvre paradoxalement de grands espaces de créativité, d’égalité et de liberté individuelle, à l’image d’Internet et du peer to peer …
Ouvrage foisonnant d’intuitions et de pistes de recherches, le Capitalisme cognitif donne en tout cas à penser à une gauche qui, désormais, selon l’auteur, « doit aller plus loin que la critique du néolibéralisme et de la financiarisation » . Car, comme le déclarait récemment au Monde le philosophe Toni Negri (dont est proche Yann Moulier Boutang) sur ces mêmes questions : « Nous sommes déjà des hommes nouveaux ! »
[^2]: Gallimard, « Tel », 2002.
[^3]: Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales.
[^4]: Une anthologie d’articles vient de paraître : Politiques des multitudes, Yann Moulier Boutang (coord.), Amsterdam, 604 p., 24,50 euros.