Dans la gueule des fourneaux
dans l’hebdo N° 962-964 Acheter ce numéro
Jusqu’à la fin des années1960, le sentiment général est accablant~: la gastronomie roupille, et le slogan « l’imagination au pouvoir » ne trouve aucun écho en cuisine. Une gastronomie qui s’enlise, momifiée dans les palaces, s’encroûtonne dans les lourdeurs académiques fin Félix Faure, début Poincaré, s’épuise dans l’achèvement d’un règne gaulliste poussif. Ces années sont pour Michel Guérard, père de la cuisine minceur, des « années de frustration ». Ça ne va guère durer. Autour de lui s’agitent d’autres perturbateurs. Alain Chapel, les frères Troisgros, Roger Vergé, Marc Haeberlin, Alain Senderens… Au menu, une rupture avec la cuisine traditionnelle, un goût tourné vers le dépouillement, le sens du rythme. Ils prônent une cuisine fraîche et spontanée, sitôt rentrée du marché. À l’instar de Truffaut et Godard s’échappant des studios pour privilégier l’extérieur. Les voilà aussi à l’unisson des mouvements écologiques. Foin du superflu, des mélanges, mais une juxtaposition des saveurs. Les trucages disparaissent, les présentations se simplifient pour viser à l’essentiel, laisser aux produits l’air de ce qu’ils sont.
À la libération des corps, au pantalon tergal, au tailleur minimaliste et à la minijupe correspond donc une cuisine plus légère. Place au plaisir immédiat. De nouveaux matériels y participent (le blender , par exemple, qui autorise de nouvelles mousses et autres textures). Après la Nouvelle Vague et le Nouveau Roman, la Nouvelle Cuisine s’installe. Estampillée officiellement par deux journalistes en marge des convenances, Henri Gault et Christian Millau. Après1968 et non pas avant, car la cuisine est alors un milieu traditionnel.
Pour mener à bien une démarche qui paraît aujourd’hui évidente, mais constitue alors une véritable entreprise de déboulonnage des codes culinaires établis, les casseroleurs répondent à dix commandements. Premièrement~: simplifier. Deuxièmement~: cuire un minimum (un poisson se mange « rose à l’arête »). Troisièmement~: travailler des produits les plus frais possible. Quatrièmement~: réduire la longueur du menu, éliminer les plats convenus. Cinquièmement~: abandonner les marinades, servir les gibiers frais. Sixièmement~: cesser les sauces « riches », brunes et blondes~; utiliser juste du beurre et du jus de citron. Septièmement~: trouver l’inspiration dans les cuisines régionales. Huitièmement~: utiliser les nouvelles technologies (la poêle Téfal, par exemple, qui évite tout corps gras). Neuvièmement~: créer. Dixièmement~: faire valoir la diététique.
De fait, quand Michel Guérard propose sa « salade folle », mariant à l’occasion de cette préparation la vinaigrette et le foie gras, moelleux, au croquant des haricots verts et des asperges, éliminant nappages et glaçages, il jette un pavé dans l’assiette. Un pavé aérien. Le tour de mixer enfin passé, il bouscule encore la tradition en réinventant le pot-au-feu, qu’il imagine de la mer, composé également au foie gras ou encore au canard… Son « risotto retour de Chine, selon Marco Polo » mêle à la tradition d’un plat populaire la finesse de la noix de Saint-Jacques et le jambon de Bayonne, la truffe et les queues de langoustines… C’est là une pincée d’exemples, significatifs. Gavés d’imagination et d’improvisation. La Nouvelle Cuisine s’est ainsi voulue un coup de fouet, né d’un plus ample mouvement, auquel elle ne pouvait échapper, parce que « la cuisine, c’est beaucoup plus que des recettes » , selon l’expression d’Alain Chapel, parce qu’elle s’inscrit pleinement dans une histoire culturelle, politique, sociale et économique.