Dans le Rhône, on pêche du poison
On commence seulement à découvrir l’ampleur de la pollution du fleuve, contaminé depuis vingt ans par des toxiques très persistants. Avec des conséquences sanitaires inconnues.
dans l’hebdo N° 959 Acheter ce numéro
Les polychlorobiphényles (PCB) dans la chair de six espèces de poissons, en concentration plus de sept fois supérieure au seuil recommandé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : c’est le résultat, communiqué mi-juin, d’analyses de contamination réalisées dans le Rhône, au nord de la Drôme. Décision immédiate des préfets de la Drôme et de l’Ardèche, le 13 juin : la consommation humaine et animale des poissons pêchés dans ce fleuve, de même que leur commercialisation, est interdite dans ces départements. À ces niveaux de contamination, un repas de poisson correspond à 40 fois la dose quotidiennement acceptable…
Vieux serpent de fleuve que la pollution du Rhône aux PCB : cela fait vingt ans que la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna) a déposé une plainte contre X pour le déversement annuel de centaines de kilogrammes de PCB, tellement dangereux que sa toxicité se calcule en picogramme (millième de milliardième de gramme) ! À l’époque, l’entreprise Trédi, spécialisée dans le traitement des déchets, installée dans la plaine de l’Ain, avait été suspectée. Mais l’affaire est restée sans suite.
Les PCB sont interdits de commercialisation en France depuis 1987, et d’exploitation depuis 1995 [^2]. Trédi (qui a rejoint le groupe Seché en 2002) a depuis très fortement limité ses rejets, tombés à quelques dizaines de grammes par jour. « Car l’administration ne les a pas totalement interdits , s’offusque Alain Chabrolle, vice-président de la Frapna-Rhône. Tout le monde pensait la contamination largement diluée au cours du temps. La surveillance environnementale s’est allégée. »
Mais l’affaire PCB resurgit brutalement en 2005, avec l’analyse inopinée de prises d’un pêcheur professionnel du département du Rhône, dont le commerce 10 tonnes par an de sandres, brèmes, carpes, barbeaux, etc. approvisionnait les restaurants alentour : des taux de PCB jusqu’à 12 fois supérieurs au seuil de l’OMS ! Dès septembre 2005, le préfet de région prend une série d’arrêtés d’interdiction de consommation et de commercialisation des poissons, en amont de Lyon. Ambiguïté : les prises restent autorisées, sous la pression des fédérations de pêche, qui voient leurs adhérents déserter par centaines. Les analyses de mi-juin révèlent donc que la pollution ne s’est pas cantonnée, comme on l’a cru, aux abords des zones industrielles émettrices. Les PCB ont dévalé le fleuve au point que les interdictions couvrent aujourd’hui un tronçon de plus de 200 km, du barrage de Sault-Brénaz (Ain) jusqu’au sud de la Drôme et de l’Ardèche ! De nouveaux prélèvements ont été effectués dans le Gard, les Bouches-du-Rhône et le Vaucluse, dont les analyses devraient être connues mi-juillet. À la Frapna, on s’attend à découvrir que le fleuve est contaminé jusqu’à la Camargue et à la Méditerranée. « On commence à prendre conscience avec effroi que la contamination a été excessivement importante, commente Alain Chabrolle. Avec une telle accumulation dans les sédiments que l’interdiction de consommation des poissons pourrait être prononcée pour des années sur tout le Rhône ! »
Victoire tardive mais fondamentale des associations : avant de quitter le gouvernement en mai dernier, la ministre de l’Environnement, Nelly Olin, a donné son accord pour la réalisation d’un vaste programme d’investigation périmètres, évolution des stocks (PCB, mais aussi d’autres polluants persistant ainsi que le mercure), conséquences sur l’irrigation, l’épandage de limons, la potabilité, etc. Unique et novateur en France, il devrait permettre de mieux cerner cette pollution dont on ne connaît aujourd’hui que les inquiétantes contaminations sporadiquement révélées par l’analyse de poissons.
En attendant, seule une commune Meyzieu, à l’est de Lyon a placardé les avis d’interdiction sur les berges communales du fleuve et de ses canaux. Renouveau de l’action judiciaire, son maire, Michel Forissier, a même déposé en février dernier une plainte contre X auprès du procureur de la République, afin de déterminer des responsabilités. Après avoir sollicité une action similaire de la part des 113 communes concernées par les arrêtés actuels, il a depuis été rejoint par les communes de Décines, Vaux-en-Velin, Jonage, Jons et Grigny. « Je dérange, mais je n’admets pas que l’on me rétorque que « ça fait vingt ans que ça dure, alors… » Tout le monde est au courant, mais c’est la passivité qui domine trop souvent. Pour ma part, je redoute un scénario comme celui de l’amiante… »
[^2]: Les PCB font partie de ces « polluants organiques persistants » (POP) cancérigènes, très peu biodégradables, et qui s’accumulent dans les graisses le long de la chaîne alimentaire.