Faut-il suivre le guide ?
Ingrédients incontournables du tourisme de masse, les guides de voyage ont chacun leur état d’esprit et leurs partis pris. Politiquement corrects, ils font primer le conseil au consommateur sur l’enrichissement culturel.
dans l’hebdo N° 960 Acheter ce numéro
Ca se bouscule dans les rayons des librairies. Routard, Lonely Planet, Hachette, Guide Vert Michelin, Gallimard… Les guides de voyage sont légion. Avec pour chacun sa philosophie ou, à défaut, un état d’esprit. Le Routard cultive son goût post soixante-huitard, sublime le routier sympa, entre conseils pratiques et plans « pas chers » ; le Lonely Planet, anglo-saxon traduit en français, décline pareils conseils pratiques mais sans l’esprit sac à dos ; Gallimard invite à la promenade culturelle ; le Guide Vert Michelin se veut patrimonial, familial. Des lignes éditoriales qui parfois ne manquent pas de piquant.
Dans le Routard Istanbul 2005-2006, à la rubrique « Dangers et enquiquinements », on apprend ainsi que « les vieux préjugés sont à ranger au placard. Istanbul ne connaît pas l’insécurité de Rome, Paris ou Londres ». Balle peau pour les trois capitales européennes qu’on ne savait pas si peu sûres. Dans le Routard New York 2007, toujours à la même rubrique, une injonction : « Évitez absolument Central Park la nuit. » Il est vrai que le visiteur pourrait y croiser un Black endormi sur un banc. L’injonction est suivie d’un conseil : « Sachez vous fondre dans la foule, laissez vos bijoux et autres formes de richesse ainsi que votre téléobjectif à la maison », avant de conclure sur un éloge de Rudolf Giuliani, l’ancien maire de la Grosse Pomme, le père de la « tolérance zéro ».
En termes d’insécurité, le Lonely Planet New York de la même année, est nettement moins alarmiste : « La réputation douteuse du parc quand la nuit tombe n’est plus vraiment de mise, l’endroit comptant désormais parmi les plus sûrs de la ville. » Le même souligne combien, « favorable aux milieux d’affaires et au maintien de l’ordre, le maire entreprit de faire migrer vers des quartiers éloignés les populations les plus démunies de Manhattan, qui laissèrent la place aux yuppies pressés de dépenser leurs revenus astronomiques ». Avant de rappeler qu’en 2004, New York comptait « plus de 38 000 sans-abri, un record historique pour la ville ». Et pas un mot sur une supposée insécurité à Rome ou à Londres.
Les allégations du Routard valent bien celles du JT de Jean-Pierre Pernaut sur TF 1. De quoi surprendre au regard de la réputation du guide. Idem quand le Routard Guatemala 2007 recommande « d’éviter de circuler après la tombée de la nuit (vers 18 h) durant les étapes » et considère que « le marchandage est la règle d’or sur les marchés ». De l’équité à bon prix pour l’Occidental. Passons sur la qualité du jugement culturel, par exemple autour de la cité éternelle : on oscille entre deux adjectifs sur le Titien, tantôt « remarquable », tantôt « magnifique », en guise d’analyse, ni plus ni moins. Et sur le Moïse de Michel-Ange, tapi au fond de San Pietro in Vincoli, à Rome, il est dit que « la force de l’œuvre est telle que tonton Freud l’a psychanalysée »…
Cela dit, il n’existe pas, globalement, une bonne ou une mauvaise collection de guides de voyage. Tout simplement parce que, le plus souvent, sur une destination, la rédaction dépend d’un ou deux auteurs. Autant de guides, autant de rédacteurs donc, avec leurs partis pris [^2]. Ils sont généralement politiquement corrects.
Il reste tout de même des points communs et des disparités. D’une année sur l’autre, les ouvrages ne sont pas réellement réactualisés. Dans le meilleur des cas, ils sont remis à jour tous les deux ans. Les éditeurs misent sur les courriers de lecteurs (avec la fiabilité que cela implique). Forcément, avec plusieurs dizaines de titres au catalogue, réédités chaque année, cela coûterait trop cher d’envoyer un correspondant sur toutes les destinations (d’où l’intérêt de la publicité, comme pour Master Card dans le Routard). La règle est donc à l’alternance. Telle année, tel lieu ; telle autre année, tel autre lieu. La réactualisation est facile à vérifier : tous les guides ont un chapitre « Histoire » ou « Chronologie ». On peut estimer que la dernière année citée est celle de la mise à jour, au moins pour cette partie du guide – tout en sachant qu’entre la rédaction et la parution du guide, il se passe entre neuf et seize mois.
Ce n’est pas le seul chapitre commun aux guides. Tous aujourd’hui possèdent leurs rubriques « Géographie », « Histoire », « Dates clés », « Art et architecture », « Fêtes et traditions », « Personnalités (du cru) ». D’un guide à l’autre, le lecteur n’échappe guère au sentiment de photocopies. Avec chez Hachette (et certains titres Gallimard) un véritable sens du zapping dans la réflexion. Pas un texte, un sujet qui excède les vingt ou vingt-cinq lignes. Foin de compréhension mais un flot d’images, où même la photographie n’a pas la part belle, empilée, encastrée. L’objectif éditorial ne s’inscrit pas dans la connaissance ni la culture, mais dans la séduction à coups de projecteurs minimalistes. La collection « Un grand week-end à… », chez Hachette, est un modèle du genre : un bazar où triomphe la consommation. Pour un magasin de fringues, une boutique design, une enseigne de lingerie fine, ou même pour un coiffeur.
Dans tous les cas, chaque guide est confronté à une certaine quadrature du cercle, une jonglerie indélicate qui se reporte sur le lecteur : informer, conseiller, suggérer, apporter une réelle nouveauté. Dégoter une visite ou un établissement sans que le tourisme (qui devient de masse), précisément, n’en gâche l’authenticité. D’où les surprises. Et cette blague : un vieil homme s’apprête à mourir. Il parvient néanmoins, avant le grand saut, à visiter l’enfer. Il constate qu’il n’y fait pas si chaud et que ce n’est pas si effrayant. Le vieil homme a beaucoup péché. À sa mort, il va donc en enfer. C’est un calvaire. Il demande audience auprès du diable car ce n’est pas du tout ce qu’il avait observé. Le diable lui répond : il ne faut pas confondre tourisme et immigration !
[^2]: C’est ainsi que dans le Guide Vert Michelin Poitou Vendée Charentes, édition 1996, à l’île d’Yeu, est mentionnée la détention de Pétain, « ancien chef de l’État français de 1940 à 1944 », sans même une référence à la Collaboration, mais avec la suggestion de visiter le musée-historial, « installé dans la maison où habita la maréchale », et un détour au cimetière avec une indication précise sur l’emplacement de la tombe de Pétain. Pour y ramasser les fraises ou s’y reposer ? Dans l’édition 2005, enfin, est précisé que Pétain était « condamné à mort pour collaboration avec les Allemands ». Reste encore la visite du musée et du cimetière. Dans l’édition 2006 des « plus belles îles du littoral français », conçu à partir du même guide, toute référence à Pétain a disparu. Une disparition qui relève du seul choix de l’auteur.