François Maspero : « Un formidable vivier d’idées »

Répondant à notre courrier sollicitant son témoignage, François Maspero livre ici ses impressions sur le travail éditorial qu’il a accompli alors.

François Maspero  • 26 juillet 2007
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« En ce qui concerne Mai 68, c’est assez compliqué pour que je préfère m’abstenir de longs commentaires. D’abord, je n’étais pas là au début (j’étais à Cuba, et ne voilà-t-il pas que Fidel Castro, qui n’y comprenait rien, m’a demandé de lui expliquer~! Ce qui n’était pas commode, sans nouvelles directes…).

Quand je suis rentré, à la fin de mai, je me suis trouvé, dans ma maison d’édition, pris dans des contradictions, voire des animosités, qui n’ont fait que se développer dans les années suivantes. N’oubliez pas que j’étais un patron, et que certains, y compris parmi ceux qui travaillaient étroitement avec moi, même s’ils se disaient mes amis, avaient à coeur, eux, de ne pas me le faire oublier. Dans notre travail éditorial, j’ai tenu ­et souvent assez isolé dans ma propre maison­ à donner la priorité aux formidables changements qui semblaient s’annoncer dans le monde du travail, tous porteurs d’avenir~: c’est ce qui a donné, par exemple, la publication, grâce à mon ami Jean-Philippe Bernigaud, de la Grève à Flins , ou la Commune de Nante s de Yannick Guin, ou Notre arme, c’est la grève (la grève à Renault Cléon) , Des Soviets à Saclay~? , etc. J’avais, il est vrai, été associé, même de trop loin, au film de Chris Marker et Mario Maret, Àbientôt j’espère , puis à celui du groupe Medvedkine, Classe de lutte , et connu ce militant magnifique de la CGT à Besançon et à Sochaux qu’était Paul Cèbe, sans qui ces deux films n’auraient pas existé. J’ai été aussi, je crois, bien inspiré de publier des livres comme ceux du « Comité d’action santé », où militait entre autres le docteur Jean Carpentier, ou Avortement, droit des femmes , et beaucoup d’autres, qui visaient rien de moins qu’à changer la société.

Si je trouve aujourd’hui carrément obscènes les déclarations de M. Sarkozy, c’est que, pour moi, Mai68 évoque toujours cet acquis important que furent les accords de Grenelle, si imparfaits qu’ils aient été par rapport aux aspirations d’alors~; et toute l’histoire de la société française des quarante dernières années est marquée par la détermination patronale à revenir sur les espoirs dont ces accords et tout ce qui les avait précédés étaient porteurs ­ « une répétition générale » , disait un livre signé de mon (toujours) camarade et ami Daniel Bensaïd et Henri Weber (Ségolène ait son âme~!)­, et à opérer la reprise en main impitoyable d’un monde du travail de plus en plus déshumanisé, en visant à un retour, non seulement à avant 68, mais à des conditions qui, si ça continue, nous ramèneront au paradis patronal (et fiscal)… du Second Empire.

Tout cela demanderait à être développé, distancié et nuancé. Pour ma part, j’en suis toujours à me demander si j’ai eu tort ou raison d’ouvrir ma maison d’édition à des brochures militantes (et éditées, matériellement, de façon militante) donnant la parole à tous les courants d’idées et d’actions des groupes issus de Mai68, sans être forcément d’accord avec les uns ou les autres. Mais, même si je crois que les mots d’ordre de groupes maoïstes avaient par bien des côtés un contenu mortifère (et je n’oublie pas que la ruine de ma librairie La Joie de lire est attribuable à la haine absurdement conjointe des maoïstes et du gouvernement de l’époque~: ce qui est d’ailleurs bien peu de chose, comparé au reste), je suis sûr qu’il y avait là un formidable vivier d’idées, de perspectives de luttes, de confrontations, sur lesquelles revenir aujourd’hui, sans passéisme ni nostalgie, est bénéfique.

De toute manière, rejeter Mai68 dans un passé forcément obsolète serait dire qu’il n’y a jamais aucune leçon à retenir de l’histoire~; que nous, en 2007, ne devons rien à la Révolution française, au Printemps des peuples de 1848, à la Commune de Paris, à la révolution d’Octobre, au Front populaire, à la lutte contre la ségrégation et l’apartheid, au combat des militants de la décolonisation ou à celui des dissidents du bloc soviétique, alors que nous devons au contraire toujours revenir dessus, ne serait-ce que pour en approfondir les leçons ­et la critique.

Parce que, même si Mai68 remonte à près d’un demi-siècle, nous ne savons que trop qu’il y a, qu’il y aura encore des luttes à mener, plus dures peut-être, différentes dans leurs contextes et leurs dimensions devenues planétaires, mais parentes~; et qu’il y aura encore des êtres humains pour se dire que cela vaut la peine de résister à l’ordre moral, quand celui-ci est synonyme, plus que jamais, d’ordre patronal. Un ordre patronal qui affirme son oppression inhumaine (je me répète à dessein) autant dans le cadre étouffant de l’entreprise que dans sa dimension mondiale. »

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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