Le lieu de la revendication

Ancien élève de Theodor Adorno et assistant de Jünger Habermas,
le philosophe Oskar Negt, enfin traduit en français, a développé l’idée
d’un « espace public oppositionnel ». C’est-à-dire critique.

Olivier Doubre  • 5 juillet 2007 abonné·es

En mars dernier, le philosophe allemand Axel Honneth, l’un des principaux héritiers contemporains de la fameuse École de Francfort (fondée par Max Horckheimer et Theodor Adorno dans les années 1920), nous accordait dans ces pages un entretien [^2] dans lequel il se définissait comme un « habermassien de gauche » . Reconnaissant cette influence, il précisait cependant se sentir beaucoup plus proche des premiers travaux de Jürgen Habermas que de ses écrits les plus récents, qui, selon lui, « évoluent vers un certain conservatisme » .

Formé après la guerre par Adorno, Habermas s’éloigna peu à peu de l’héritage de ce courant de pensée qui, jusqu’en 1933, à Francfort puis en exil, avait contribué à renouveler profondément la critique marxiste face à la glaciation stalinienne. Il développa notamment, à partir des années 1970, une « théorie de l’agir communicationnel » , titre de l’un de ses principaux ouvrages, paru d’abord en Allemagne en 1981. Ce travail théorique sur la communication s’appuyait sur une conception idéalisée de *« l’espace public »

[^3], propre aux démocraties représentatives, au sein duquel seuls des individus dotés du capital culturel et de l’aisance matérielle suffisants parviennent à participer aux débats politiques qui concernent la Cité. À l’instar de l’idée de « République des savants » chère à Kant, ce modèle théorique d’espace public passe, de fait, sous silence l’exclusion de certaines couches de la société qui n’ont pas les moyens économiques et/ou intellectuels de prendre part aux discussions sur l’intérêt général. Habermas s’était donc finalement limité à retracer l’histoire de la naissance de l’* « espace public bourgeois »…

C’est en effet en ces termes que le philosophe Oskar Negt formula une critique radicale, à laquelle Habermas dut répondre quelque temps après, en en reconnaissant la part de bien-fondé. De quelques années son cadet, ancien élève d’Adorno lui-même, Oskar Negt, né en 1934, fut aussi quelques années durant l’assistant scientifique d’Habermas. Or, l’importance de la pensée de Negt réside justement dans l’effort de formulation d’une alternative théorique à la conception habermassienne de l’espace public. Ils poursuivirent un dialogue, mais leurs travaux prirent des voies largement divergentes, en particulier à partir de 1968. En effet, enthousiasmé par les mouvements étudiant et ouvrier de cette époque (où s’inventaient des modes d’expression et de revendication souvent proches d’une forme de démocratie directe), Oskar Negt se penche pour sa part sur les conditions d’existence d’un autre espace public, qu’il nomme « prolétarien » ou « oppositionnel » . Il s’agit là du « domaine public au sein duquel les hommes arrivent à donner une expression politique à leurs intérêts et aspirations existentielles » . Le terme « prolétarien » ne désigne pas strictement la classe ouvrière mais bien « l’ensemble des dimensions sociales, des expériences, des traits et caractéristiques existentiels qui ont pour spécificité d’être opprimés » .

Allant à l’encontre des courants de pensée dominants, bien moins connu que Jürgen Habermas et plus radical qu’Axel Honneth, Oskar Negt n’était jusqu’ici quasiment pas traduit en français, alors qu’on pouvait depuis longtemps le lire dans de très nombreuses autres langues. Les éditions Payot pallient aujourd’hui cette absence, notamment grâce à un jeune chercheur allemand vivant en France, Alexander Neumann, qui vient de traduire une série de textes, sélectionnés chronologiquement au fil de l’oeuvre de l’auteur. Au premier abord, les premiers d’entre eux surprendront peut-être le lecteur contemporain, du fait d’un style et d’un vocabulaire propres aux années 1970, mais une vraie cohérence d’ensemble se dégage de ce recueil, permettant ainsi de découvrir les grandes étapes de la pensée de Negt.

Avec de profondes résonances actuelles, celle-ci appréhende aussi la question de l’importance croissante des médias dans les démocraties, et de leur rôle de véritable « cage d’acier des représentations dominantes, médiatisées » dans l’espace public. Pourtant, alors que « la critique publique est un élément crucial du développement démocratique des sociétés modernes » , il s’agit aujourd’hui, selon Negt, de permettre autant que possible l’expression publique des subjectivités, des expériences « immédiates et sensibles » et des besoins humains, afin de parvenir à un véritable « débordement » de l’espace public bourgeois par l’élargissement de l’espace public oppositionnel. Or, c’est bien la « dialectique » entre ces deux espaces qui « se trouve au coeur de l’effort de construction d’une société émancipée » .

Dans une postface actualisée analysant l’évolution des sociétés occidentales, de nombreux exemples (du mouvement pacifiste allemand à celui contre le CPE en France l’an dernier) montrent la réalité et la vigueur de cet espace public oppositionnel, même si, face à la mondialisation libérale, une « généralisation quotidienne de [sa] pratique » ne parvient pas pour l’instant à s’affirmer. Toutefois, Oskar Negt veut croire que « la force associative de personnes qui relient leurs intérêts individuels à ceux du bien commun » peut produire un espace public « critique » , capable de jouer un rôle politique au sein des sociétés modernes. Et de créer la possibilité d’une alternative.

[^2]: Cf. Politis n° 943 du 15 mars 2007

[^3]: Théorie de l’agir communicationnel (Fayard, 1987) et l’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (Payot, 1992).

Idées
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