Risque de contagion
Le siège de Nahr el Bared par l’armée libanaise mobilise tous les camps palestiniens du Liban, qui craignent d’être les victimes d’un chaos exploité par les puissances occidentales. Reportage.
dans l’hebdo N° 959 Acheter ce numéro
Beyrouth méconnaissable, étrangement déserte, comme sous couvre-feu… Les combats qui ont lieu depuis le 20 mai au nord du Liban et opposent l’armée et le groupe salafiste Fatah al-Islam dans le camp palestinien de Nahr el Bared font écho aux attentats qui ont figé la capitale. Il faut arriver à Sabra pour retrouver la foule. Le camp détruit lors du massacre de 1982, jamais reconstruit, est devenu un quartier misérable et suractif, sorte d’antichambre ouvrant sur Chatila, qui compte aujourd’hui quelque 12 000 habitants, auxquels sont venus s’ajouter près de 2 000 réfugiés de Nahr el Bared. « Des 35 000 habitants de ce camp, on ne sait pas combien sont encore assiégés, peut-être 3 000 , indique Shérif, coordinateur de la Campagne pour le secours de Nahr el Bared, la plupart sont allés à Baddaoui, le camp voisin de Tripoli, les autres sont dispersés dans les autres camps et principalement à Beyrouth. »
Les Palestiniens de Nahr el Bared veulent retourner sur leur terre, même sur les ruines de leur maison. JOSS DRAY
Les familles sont arrivées sonnées, perdues, elles étaient parties sans rien pouvoir emporter. Elles se sont tassées dans les maisons déjà surpeuplées. Mais on a dû également rouvrir des caves vétustes où la lumière du jour ne passe pas, où il n’y a aucun point d’eau et où il faut disputer l’espace aux rats. Tous les dispensaires, toutes les écoles, tous les centres d’activités ont été requis et stockent de l’aide d’urgence : couvertures, vêtements, provisions, médicaments. Shérif affirme que l’aide provient à 60 % des Palestiniens eux-mêmes. « Nous travaillons tous de 7 heures du matin à minuit pour pallier les carences de l’UNWRA [Agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens]. Des familles et des associations libanaises nous aident, mais ce nouveau conflit vient raviver la rancoeur à l’égard des Palestiniens qui seraient fauteurs de troubles. Or, ce groupe Fatah al-Islam n’est pas palestinien. » Selon Shérif, « tout au plus 10 % sont palestiniens, mais la plupart d’entre eux sont libanais ; les autres syriens, irakiens, jordaniens, pakistanais, saoudiens, yéménites, infiltrés dans un camp où ils ne se sont jamais intégrés. Ils sont entrés en conflit avec les habitants, auxquels ils voulaient imposer des comportements rigoristes. Ils ont une culture de la mort, nous avons une culture de la vie » .
Ahmed était à Chatila pour son travail lorsque les affrontements ont éclaté. Il a tenté de rejoindre sa famille à Nahr el Bared, mais a été arrêté, interrogé pendant cinq heures et sommé de ne pas revenir. Il a dû attendre dans l’angoisse que les siens puissent s’échapper lors d’un cessez-le-feu. Pour lui, Fatah al-Islam n’est pas le groupe créé par la Syrie pour empêcher la création du tribunal international que dénonce le gouvernement libanais. « Nous savons que les Syriens ont essayé à maintes reprises de détruire l’identité nationale palestinienne et qu’ils sont prêts à nous utiliser dans une stratégie de déstabilisation du Liban, mais on ne peut pas tout imputer à la Syrie. Comment ces miliciens, en si grand nombre on a dit qu’ils étaient près de 400 , auraient-ils réussi à passer tous les postes de contrôle de l’armée, avec des armements lourds et sophistiqués, sans avoir de comptes à rendre ? interroge-t-il. Nous pensons qu’il s’agit plutôt de la tentative de favoriser l’implantation des sunnites extrémistes pour combattre les chiites du Hezbollah. Un affrontement voulu par l’administration américaine [^2] et par les Israéliens, que le gouvernement libanais a cru pouvoir laisser se développer. »
Selon son ami Ali Fara, « les membres du Fatah al-Islam ont commencé à venir au Liban après la guerre de l’été dernier, en novembre » . Ils ont d’abord cherché à s’implanter à Baddaoui, sans succès. « Le camp est plus petit et surtout plus structuré politiquement, tandis qu’à Nahr el Bared, véritable poumon commercial, les gens ont tendance à fermer les yeux sur ce qui s’y passe pour faire tourner leurs affaires. »
À Borj el Barajneh, dans la banlieue sud de Beyrouth, les réfugiés se méfient et ne veulent pas parler politique. Ils ont installé une tente à l’entrée principale avec une banderole : « Nous voulons rentrer, même sur les décombres », et organisent des manifestations. Ils savent que le camp est détruit, miné, mais ils craignent une reconstruction qui les disperserait. Nadim veut « que le monde entier sache ce que nous vivons » . « L’année prochaine marquera les 60 ans de la Nakbah [la « catastrophe » : les Palestiniens nomment ainsi l’exode de 1948, NDLR]. Pour nous c’est un nouveau traumatisme. L’enjeu de la présence des camps est celui du droit au retour auquel nous ne renonçons pas. »
Ikram a fondé depuis quatre ans un comité de soutien des familles libanaises aux familles palestiniennes : « Habituellement, nous aidons plutôt des familles en Cisjordanie ou à Gaza, mais, avec ce qui vient de se passer, nous avons concentré notre activité sur l’aide aux réfugiés de Nahr el Bared. En juillet-août, pendant la guerre israélienne, ce sont les Palestiniens qui ont accueilli des Libanais… »
Hassan, à Aïn el Héloué, près de Saïda, s’inquiète aussi. Ici, la présence de groupes islamistes radicaux remonte à la fin des années 1990 [^3]. Ils n’ont cessé de se développer et de marquer le camp de leur empreinte physique et idéologique. Mais, s’ils terrorisent régulièrement la population, ils ont toujours été contenus par les forces palestiniennes. L’attaque des miliciens de Jund el Chams contre les militaires à l’entrée du camp, le 3 juin, a été maîtrisée en quelques jours, mais Hassan ne sous-estime pas le risque « d’entraînement de l’armée libanaise dans le champ de la confrontation, qui pourrait s’étendre à d’autres camps » . L’armée libanaise est une « armée soeur », mais c’est une armée. Aucune organisation politique palestinienne ne conteste la légitimité de son intervention, mais tout le monde redoute le prix à payer pour les civils captifs. « Les combats ont aussi lieu à Tripoli, et aujourd’hui tout le monde redoute l’extension de ces affrontements dans la Békaa [est du pays] et ailleurs. » « Nahr el Bared vient également de remettre en cause la revendication palestinienne d’assurer la sécurité dans les camps à l’encontre de la résolution 1559 du Conseil de Sécurité des Nations unies [^4] : c’est une façon de dire que nous n’en sommes pas capables. Or, ces groupes ne visent pas seulement les Palestiniens mais tous les Libanais. On assiste de plus en plus, au Liban, à l’extension de ces groupes de type Al-Qaïda, qui font craindre un processus de déstabilisation comme en Irak. »
À Baddaoui, les réfugiés attendent la fin des combats. La population a plus que doublé et ne peut être contenue dans le camp. Si la solidarité structure le quotidien, on manque de tout, et les tragédies s’amoncellent. Amal a du mal à retenir sa colère : « Chacun a conscience que ce qui se joue à Nahr el Bared n’est pas une destruction ou une guerre de plus. Les enjeux dépassent Nahr el Bared, impliquent tous les camps et vont au-delà des camps. Nous avons le sentiment d’être sur un jeu d’échecs où les forces en présence, confessionnelles et politiques, s’affrontent comme pour une nouvelle guerre civile. »
[^2]: Devant le Comité des affaires étrangères du Sénat, en janvier, la secrétaire d’État Condoleeza Rice déclarait qu’il y avait « un nouvel axe stratégique au Moyen-Orient », séparant « les réformateurs » et les « extrémistes » ; elle désigna les États sunnites comme des centres de modération, et expliqua que l’Iran, la Syrie et le Hezbollah étaient « de l’autre côté de la ligne de démarcation ». (Le Hezbollah est sur la liste des organisations terroristes du Département d’État depuis 1997.)
[^3]: Voir le Jihad au quotidien, Bernard Rougier, 2004, éditions PUF-Proche-Orient.)
[^4]: Parrainée par Washington, Londres et Paris en 2004, elle appelle au désarmement des camps palestiniens et du Hezbollah.