S. Rozès : « Les sondages n’ont pas d’effet univoque »
dans l’hebdo N° 960 Acheter ce numéro
La multiplication des sondages en fait-elle des acteurs de la campagne présidentielle ? Quelle a été leur influence sur l’opinion ?
Stéphane Rozès [^2] : En démocratie, les sondages livrent aux citoyens, aux médias et aux politiques la réaction du pays aux événements de la campagne à un instant T. Ce qui entraîne des ajustements pour chacun. A fortiori lors de cette présidentielle, qui avait pour vocation de refonder l’identité de la France à partir d’un contrat passé par les candidats avec le pays, et de réinstaller le volontarisme politique à l’Élysée. Il y a un faux débat sur la qualité des sondages, alors que c’est leur interprétation qui est en cause, comme d’ailleurs, ensuite, celle des résultats électoraux. L’opinion ne s’est pas déterminée sur le contenu des politiques économiques et sociales selon l’axe habituel gauche/droite, mais sur la cohérence entre la personnalité de chaque candidat, ses valeurs et son projet. Ségolène Royal ne fut pas un artefact de sondeurs ou de journalistes. Elle a été perçue par l’opinion de gauche puis par les militants du PS, et enfin par les cadres du parti, comme voulant du pouvoir pour en faire quelque chose en lien direct avec eux, alors que les formations de gauche s’étaient ces dernières années éloignées de leur base sociale pour gérer la contradiction entre conquête et exercice du pouvoir, entre le souhaitable et le possible.
Les sondages ont mis virtuellement Bayrou au second tour alors qu’il ne pouvait pas passer le premier. N’y a-t-il pas eu manipulation ?
À l’institut CSA, pour des raisons déontologiques, nous n’avons pas testé cela car telle n’était pas la photographie au premier tour. Mais cela n’a guère d’importance. Les Français étaient sans doute conscients qu’il serait en meilleure situation pour battre Sarkozy que Royal. Mais comme le pays se déterminait sur la cohérence de chacun et ses propositions de résolution des problèmes, et non par anti-sarkozysme, même si toute la profession avait publié ces sondages de second tour, cela n’aurait rien changé. Lors de la présidentielle de 1988, Barre l’emportait sur Mitterrand au second tour, cela ne l’a pas empêché d’être distancé au premier par Chirac.
Existe-t-il des outils de mesure de l’influence des sondages ?
Rien de probant n’a été démontré sur un effet univoque des sondages. À l’institut CSA, lors des dernières municipales, nous avons essayé d’analyser les écarts entre les sondages publiés dans environ quatre-vingts municipalités et les résultats. Dans le microclimat d’une municipalité, en publiant des photographies, on fait bouger les lignes en livrant le rapport de force à la connaissance de tous. Mais il n’y a pas de règle : soit les gens volent au secours de la victoire, soit, au contraire, ils se mobilisent plus au vu de sondages décevants. Dans le cas d’une élection nationale, l’effet des sondages sur le comportement individuel ultime de vote est d’autant plus important que l’enjeu décisif et stratégique du pays est faible. De l’ouvrier à l’universitaire, chacun recode les sondages en fonction de sa propre grille de lecture et de ses intérêts tout en suspectant l’autre d’être un mouton de Panurge !
Les politiques sont très attentifs aux sondages. N’introduisent-ils pas une forte dose de marketing dans la politique ?
Le propre de la démocratie est d’écouter, de convaincre d’abord. Au pouvoir de traduire ensuite dans la réalité les demandes des citoyens. Les sondages concourent de façon décisive au premier temps, mais ne sont pas tributaires du second. Quand la contradiction devient trop forte entre ces deux temps, le solde se règle au prochain rendez-vous électoral. Culturellement, la gauche a du mal à comprendre l’opinion car elle a tendance à réduire la politique aux seuls éléments d’intérêts objectifs de classe ou de gestion de dossiers en mésestimant l’imaginaire, les représentations et l’idéologie. Et comme elle a vocation à défendre le peuple… elle le connaît forcément. Alors, quand le peuple vote Sarkozy, le recours à une vision manipulatrice des sondages et des médias devient trop souvent une esquive à une analyse de fond. La droite, en congruence avec les intérêts économiques, est plus réservée ou suspicieuse à l’égard du peuple, qui souvent se retourne brusquement contre les gouvernants, et prête donc plus d’attentions aux phénomènes d’opinion et à ses outils de compréhension.
Quelle est votre définition de l’opinion publique ?
L’opinion, c’est la façon dont un individu, une catégorie sociale ou une nation, quand il s’agit de l’opinion publique, se représente le meilleur compromis entre le souhaitable et le possible. Le souhaitable est une représentation idéologique portée par des intérêts sociaux, une histoire, une philosophie. Le possible est une intériorisation de ce qui est vécu comme une contrainte. Ce compromis construit une représentation de soi dans le rapport aux autres d’autant plus crucial en France que, chez nous, l’État s’est fait avant la Nation, d’où la centralité du politique et l’importance des sondages publiés. Je définirais notre identité politique comme le fait de se disputer dans la même direction à partir d’un dépassement : du droit divin à la monarchie absolue, aux Lumières, à la République et à l’Europe comme le prolongement de la Nation. Cette construction qu’est l’opinion varie selon les périodes. Aujourd’hui, le pays est à gauche sur le souhaitable et à droite sur le possible, d’où la forme singulière du sarkozysme comme retour modernisé du bonapartisme. D’où le fait que nous soyons toujours dans un cycle idéologique antilibéral sans passage à un anticapitalisme politique, et que la droite soit de nouveau au pouvoir.
[^2]: Auteur de « Comprendre la présidentielle », le Débat, Gallimard, septembre-octobre 2006.