Science, idéologie et 35 heures
dans l’hebdo N° 961 Acheter ce numéro
Quel est le bilan des 35 heures en termes de créations d’emploi ? Le débat est loin d’être clos parmi les économistes : 350 000 emplois créés selon le ministère du Travail, aucun selon un récent rapport du Conseil d’analyse économique (CAE) (Patrick Artus, Pierre Cahuc et André Zylberberg, « Réglementation du temps de travail, revenu et emploi »). Pourtant, le verdict des faits ne devrait pas prêter à contestation. Au-delà des divergences théoriques ou idéologiques, tous les experts disposent des mêmes données et enquêtes, qui retracent très précisément les évolutions de l’emploi, de la durée du travail, du coût du travail et de la productivité en France entre 1998 et 2003, la période de mise en oeuvre des lois Aubry.
Une étude récente de Bruno Crépon et Francis Kramarz (The Two French Work-Sharing Experiments : Employment and Productivity Effects) , sur laquelle se fondent les auteurs du rapport du CAE, aurait pourtant dû permettre d’aboutir à un consensus. Ses résultats, convergents avec des études déjà publiées, sont sans ambiguïtés : par rapport aux entreprises restées à 39 heures, celles qui sont passées à 35 heures avec la première loi Aubry ont créé 10 % d’emplois en plus entre 1997 et 2000. En outre le coût du travail (« coût salarial unitaire » en termes techniques) n’a pas bougé. Enfin, les créations d’emplois ont été pérennes.
La production par salarié a baissé de 5 %, par un effet « partage du travail » : puisque les entreprises ont embauché pour compenser la RTT, elles ont utilisé plus de salariés pour produire la même chose. Mais le coût (salaire + cotisations) hebdomadaire par salarié a lui aussi baissé de 6 %, en dépit du fait que les 35 heures ont en général été payées 39 : c’est grâce aux exonérations de cotisations et à la modération salariale (des blocages de salaires pendant un ou deux ans dans beaucoup d’entreprises). Certes, les 10 % d’emplois supplémentaires ne s’expliquent pas entièrement par la RTT : les entreprises passées à 35 heures ont connu une croissance plus forte que celles restées à 39 heures, qui explique la moitié des créations d’emplois supplémentaires. Il reste quand même 5 % d’emplois dus spécifiquement à la RTT, ce qui correspond aux chiffres de 350 000 à 400 000 emplois créés globalement. Pas de quoi éliminer le chômage de masse, mais pas non plus négligeable.
Curieusement, les économistes du CAE concluent tout de même à l’inefficacité de la réduction du temps de travail : « C’est vraisemblablement la réduction des cotisations sociales sur les bas salaires et les gains de productivité par heure travaillée induits par la flexibilité accrue du temps de travail qui ont permis aux lois Aubry de créer des emplois. En tant que telle, la baisse de la durée légale de 39 heures à 35 heures a eu, au mieux, un impact très marginal. »
Cette curieuse affirmation n’est pas cohérente avec les chiffres publiés : le coût salarial unitaire (le « coût du travail » pour les entreprises) n’a pratiquement pas varié. C’était d’ailleurs tout à fait prévisible : les exonérations de cotisations sociales et la modération salariale n’avaient aucunement pour but et ne pouvaient avoir pour effet de réduire le coût du travail, mais d’empêcher sa hausse. Comment imaginer qu’en plus de financer les 35 heures payées 39, les exonérations auraient pu permettre une forte baisse du coût du travail débouchant sur la création de centaines de milliers d’emplois ?
L’affirmation des économistes du CAE est aussi incompréhensible eu égard à l’expérience vécue par ces dizaines de milliers de patrons et de syndicalistes qui ont signé des accords de RTT prévoyant des embauches compensatrices. S’aveuglaient-ils tous en croyant partager le travail dans leur entreprise ? Ne faisaient-ils qu’obéir inconsciemment aux séductions de la baisse du coût du travail ?
Les aveugles sont plutôt ces économistes libéraux qui s’obstinent à nier l’évidence. Les lois Aubry reposaient explicitement sur une logique de partage du travail « économiquement neutre pour les entreprises » : après la RTT et les embauches négociées, le maintien des salaires mensuels (35 heures payées 39) devait être financé par les aides publiques, les gains de productivité horaire et la modération salariale ultérieure, pour éviter une hausse du coût du travail. Les chiffres montrent que c’est ce qui s’est passé. Les limites des lois Aubry tiennent plutôt au fait qu’elles n’ont pas concerné la Fonction publique et fort peu les PME, qu’elles ont autorisé nombre de grandes entreprises à ne réduire que faiblement la durée du travail, et qu’elles ont souvent permis une intensification du travail qui a contribué à limiter les créations d’emploi et à dégrader les conditions de travail. Ces limites renvoient à des présupposés contestables sur la nécessité de réduire l’emploi public et sur l’intangibilité du partage salaires-profits. Mais la RTT en elle-même ne mérite certainement pas l’opprobre dont elle a été récemment couverte.