« Se réapproprier sa propre fiction »
Avant Second Life, le jeu « les Sims », créé en 1999, proposait
un monde parallèle où la plus grande liberté cohabitait
avec une codification rigoureuse. L’écrivain Chloé Delaume en a tiré le matériau d’une expérience littéraire, « Corpus Simsi ».
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Pour « Corpus Simsi », variation sur la notion d’autofiction, vous vous êtes créé un avatar. Quel était votre objectif en tant qu’écrivain ?
Chloé Delaume : Nous sommes englobés dans une série de fictions collectives, politiques, sociales, familiales… Mon obsession, c’est : comment peut-on se réapproprier sa propre fiction ? Or, « les Sims » sont un générateur de fiction : le joueur doit créer un personnage avec des caractéristiques précises. Ce jeu me paraissait donc représenter une tentative assez poétique de réappropriation. J’ai commencé par me livrer à des performances avec des saynètes Sims racontant les aventures de mon avatar Chloé Delaume. Puis j’ai poursuivi l’expérience dans l’écriture. On ne se situe pas là sur le terrain de la science-fiction, on est encore pleinement dans la fiction. Seulement, comme au siècle dernier avec le cinéma, on utilise un outil contemporain les nouvelles technologies pour repousser les limites du roman. Et on réalise aussi un vieux fantasme : celui du corps sans organes.
Quelles différences faites-vous entre votre avatar et un double romanesque ?
Dans mon histoire personnelle, j’ai toujours eu l’impression d’être préalablement « écrite », et de me retrouver personnage secondaire d’une intrigue que je ne maîtrisais pas. Pour me la réapproprier, il me fallait trouver un personnage onomastique Chloé (comme dans l’Écume des jours de Boris Vian) Delaume (comme dans la traduction d’Artaud d’ Alice au Pays des Merveilles ) devant expérimenter un maximum de fictions possibles. Il n’y a pas tellement de différence entre Chloé Delaume écrivain et le personnage Chloé Delaume. Car ce type d’expérimentation est fait pour se perdre. Le jeu consiste à brouiller les frontières entre le réel et le virtuel. Cela peut frôler la psychose, parfois, mais c’est un outil de travail intéressant, d’ailleurs utilisé en psychanalyse. En tant qu’écrivain, la problématique de l’autofiction me passionne, mais l’autobiographie m’ennuie. Je cherche donc à passer par des tentatives expérimentales de mise en situation. Comme pour écrire J’habite dans la télévision, où je me suis enfermée des mois devant un petit écran jusqu’à m’en rendre malade. Je ne crois pas à la notion de vérité, tout est reconstruction. Dans la biographie, on se contente de se positionner dans la fiction collective. Alors que l’autofiction est une reconstruction en cours et assumée, le prisme d’une narration subjective. C’est une forme de jeu de rôle littéraire géant. Mais ça s’arrête quand on veut, c’est peut-être là la différence avec la maladie.
Que pensez-vous de Second Life ?
Je ne connais pas bien Second Life. Mais, dans « les Sims », le code capitaliste était donné tout de suite avec un slogan du type : « acheter, construire et vivre » . Sauf que, face à cette idéologie assez effrayante, les perspectives de détournement apparaissaient tout de suite. On avait immédiatement envie de faire le contraire, comme si le logiciel nous poussait à subvertir les codes ! Et puis le rapport à l’argent était plus proche du Monopoly. Second Life, n’a, pour moi, rien de ludique. C’est un pâle reflet du monde que nous connaissons. Je rêverais d’une plateforme du même genre, mais où, par exemple, on parlerait une langue commune, sorte d’esperanto que tout le monde utiliserait en plus de la sienne. Pour l’heure, l’anglais y est quand même majoritaire. L’environnement graphique ne me séduit pas. Et puis Second Life me semble un monde très droitiste, centré sur le pognon et des idées du style : « Ma villa est plus belle que la tienne. » Il y a bien des contestataires, mais ils se font exclure vite fait. Et je ne vois pas bien l’intérêt d’aller aussi lutter dans ce monde-là. Si ce n’est pas un espace d’utopie, à quoi bon y habiter ?