Sécurité, mensonges et video
L’efficacité de la vidéosurveillance dans la lutte contre la délinquance et le terrorisme est loin d’être démontrée. Cela n’empêche pas Nicolas Sarkozy de préparer un plan de multiplication des caméras.
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En France, les caméras de rue ont été inventées à la fin des années 1970 par la préfecture de police. Elles étaient alors une centaine, et leurs écrans trônaient dans une salle souterraine baptisée le Nautilus. Elles étaient destinées à régler la circulation, et les syndicats de policiers, alors majoritairement républicains, parfois même de gauche, veillaient à ce que leur finalité ne soit pas (trop) détournée. Puis vint un certain Patrick Balkany, député et maire de Levallois, ami de Charles Pasqua et de Nicolas Sarkozy, qui inventa au début des années 1990 les caméras expressément destinées à surveiller la population.
À l’intérieur du centre de rétention administrative pour les étrangers en situation irrégulière à Vincennes. Dufour/AFP
Patrick Balkany, qui eut maille à partir avec la justice pour d’autres errements, se fit le meilleur représentant de commerce des sociétés souhaitant convertir le pays à la vidéosurveillance.Lui-même en installa une centaine dans sa commune, en 1994. La Commission nationale Informatique et libertés (Cnil), alors dirigée d’une poigne ferme par l’ancien directeur du Monde , Jacques Fauvet, toussa très fort : « Ce système de vidéosurveillance exploité par la police municipale ne devrait pas, en l’état des textes, être toléré. Pas davantage ne devrait l’être le contrat de prestation de service qu’a passé la SNCF pour l’exploitation de son système de vidéosurveillance dans le hall des pas perdus de la gare Saint-Lazare avec une société privée. »
« En l’état des textes… » : Balkany, Pasqua et Sarkozy, tous shérifs dans les Hauts-de-Seine, s’empressèrent d’écarter un contrôle permanent de la Cnil en faisant adopter en 1995 une loi qui retira à cette dernière le contrôle des caméras de rue. Loi toujours en vigueur et complétée depuis par Nicolas Sarkozy et sa loi antiterroriste du 26 janvier 2006, qui autorise l’accès de la police et de la gendarmerie aux images enregistrées sans procédure judiciaire.
Celui qui a déréglementé leur usage souhaite aujourd’hui qu’on installe un millier de caméras supplémentaires dans Paris. Alors qu’il en existe déjà un peu plus de 23 000 dans les banques, les magasins et les gares ; et 350 sur la voie publique, chiffre que Nicolas Sarkozy avait déjà promis, fin 2006, d’augmenter de 900 en 2008. Officiellement, il existerait 15 000 caméras de voie publique. Chiffre évidemment très inférieur à la vérité. Vu le nombre de municipalités ayant fait une demande officielle (simple formalité), vu le nombre de municipalités qui s’équipent de réseaux de vidéosurveillance sans autorisation (comme le permet aussi la loi antiterroriste de 2006), et en recoupant les informations fournies au compte-gouttes par l’Intérieur, on aboutit à plus de 300 000 caméras, dont 45 000 dans des transports publics. Chiffre officiellement fourni pour l’Île-de-France : 18 000, dont 4 000 dans les autobus et 2 700 dans les gares SNCF, plus 6 500 dans le RER et le métro. Les responsables des transports ont promis de faire mieux en 2008 avec 2 500 caméras supplémentaires, et, dans son argumentaire de vente des trains de banlieue à la SNCF, la société canadienne Bombardier a promis que les rames seraient livrées avec un système vidéo intégré, efficace et indestructible. Loin du record de caméras de la Grande-Bretagne, qui compterait actuellement 4,5 millions de caméras. Densité égalée par Monaco, le Vatican, Singapour et bientôt Pékin, qui tient à surveiller attentivement ses jeux Olympiques.
À quoi servent ces caméras, en dehors de l’affichage sécuritaire et du contrôle social dans les petites et moyennes agglomérations, où des élus s’en servent pour suivre et ficher le comportement de leurs concitoyens avec l’aide des polices municipales ? Si la question de l’utilité des caméras pour lutter contre la délinquance et le terrorisme est posée, c’est qu’en dépit des gesticulations des Anglais, du président de la République et de quelques autres drogués de l’ordre publicitaire, rapports et études de spécialistes s’accumulent pour expliquer que la vidéosurveillance ne sert à rien « avant » et à pas grand chose « après ». Comme l’explique Dominique Pécaud, dans un rapport pour l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) : « Il n’y a pas de rapport direct entre la technique et la sécurité. Si on demande à un fournisseur de matériel de traiter la question de la sécurité, il vous vendra du matériel. » </>
Pour nombre de chercheurs, des élus substituent les caméras au traitement social, et les marchands de vidéosurveillance racontent n’importe quoi, films de démonstrations (joués par des acteurs !) à l’appui, pour vendre leur version de la sécurité. Une utilité restant à prouver, comme des membres de la Cnil le font discrètement remarquer. Ils ajoutent, mais sans pouvoir le dénoncer officiellement, que les réseaux servent à bien d’autres fins. La commission enrage visiblement de ne pouvoir rien faire et dire au moment où les atteintes à la vie privée explosent : « Nous nous heurtons à l’indifférence des politiques et de l’opinion publique. »
Le rapport réalisé en 2004 par Sophie Mariotte pour l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France (Iaurif) réduit à néant les prétentions du pouvoir et des élus sur l’efficacité des caméras de surveillance. Sauf sur la ligne d’autobus 402, qui traverse Évry, la baisse de la délinquance ayant commencé un an avant la mise en place des caméras dans chaque bus de la ligne. L’étude sur la ligne du 255 à Saint-Denis montre qu’après l’installation des caméras, dans la traversée de Saint-Denis comme sur toute la ligne, les « faits » enregistrés par la RATP ont été plus nombreux après la mise en place de la vidéosurveillance : de 17 à 30 pour Saint-Denis et de 28 à 48 pour toute la ligne. Les interpellations sont passées de 47 à 20 % et de 35 à 19 %. Donc, zéro pointé pour les caméras du point de vue de la prévention comme de la répression.
Les chiffres sont aussi accablants pour la gare de Mantes-la-Jolie après son équipement en février 2002, avec une progression plus importante que dans la gare de Sartrouville, qui n’était pas vidéosurveillée pendant l’étude. Autre remarque du rapport, chiffres à l’appui : « Selon les données statistiques de la RATP, la délinquance a progressé en gare de Lyon, comme sur les gares parisiennes du RER A, depuis le fonctionnement opérationnel de la vidéosurveillance sécurité. »
Dernière démonstration : une étude faite sur l’évolution de la délinquance à la station de métro Strasbourg-Saint-Denis (équipée en vidéosurveillance sûreté) montre qu’elle est rigoureusement la même qu’à la station Barbès-Rochechouart, qui n’est pas équipée ; constatation valant pour toute la ligne 4.
Les études consacrées aux célèbres réseaux de vidéosurveillance britanniques beaucoup plus denses qu’en France aboutissent aux mêmes constatations. En témoignent le commentaire d’Eric Heilmann, dans une brochure éditée par l’IHESI [^2], et les études figurant sur le site du ministère de l’Intérieur anglais ^3. Ces travaux montrent que la baisse de la délinquance liée à la vidéosurveillance ne dure pas ou est due à d’autres actions policières plus classiques, soit que cette délinquance change en partie de nature, soit qu’elle se déplace plus ou moins durablement.
L’étude de nombreux systèmes montre également que l’installation de la vidéosurveillance, dans les lieux ouverts ou dans des parkings, n’a pas d’influence sur les interpellations ou les arrestations. Ayant notamment étudié le cas de la ville de Newcastle, Ben Brown, policier du Home Office, explique : « S’agissant des vols et des atteintes à l’ordre public commis par les jeunes, les éléments collectés ne permettent pas de conclure que les caméras ont une influence sur l’évolution des délits. » Il ajoute que les baisses les plus significatives ont été enregistrées dans la partie de la ville non équipée en caméras. La vision la plus optimiste des études menées est qu’il est impossible de tirer des conclusions définitives après une couverture massive de caméras. Et donc que les réseaux gagnent du terrain seulement grâce aux efforts de communication des sociétés spécialisées. Dernière observation : débordés par le déferlement des images qu’ils observent, les policiers ou les opérateurs de réseaux réagissent comme les policiers en patrouille, en privilégiant « le délit de sale gueule ». Dans un rapport remis fin 2005 à Nicolas Sarkozy, Philippe Melchior, inspecteur général de l’administration, est formel : du point de vue de la prévention, les « résultats de la vidéosurveillance sont désastreux » .
Cette particularité, liée aux stéréotypes de la répression, explique l’impuissance de la vidéosurveillance contre les attentats terroristes : « Il suffit , observe un responsable de l’équivalent de la Cnil en Grande-Bretagne, d’être bien habillé pour transporter une bombe sans être remarqué. D’ailleurs, ce n’est pas une caméra qui a signalé la voiture piégée trouvée récemment à Londres, alors qu’il y en avait une à quelques mètres, mais deux ambulanciers que le stationnement du véhicule avait gênés. Seuls 10 % des terroristes et de leurs complices sont arrêtés après visionnage des bandes. Quant à la prévention, elle est nulle puisque, nous l’avons vu en 2005 comme cette année, les criminels sont de parfaits inconnus. Les caméras n’ont pas empêché le 4X4 de s’approcher de l’entrée de l’aéroport de Glasgow, et nous vivons sur une illusion dangereuse que les caméras pourraient repérer automatiquement les comportements suspects. » Cette remarque renvoie à la bavure commise il y a deux ans contre un ressortissant brésilien abattu dans le métro après avoir été suivi par deux policiers en civil : ce « délinquant » avait été signalé par une caméra dotée d’un logiciel analysant l’allure et le comportement. Le manteau de la victime avait été considéré comme « suspect en cette saison », et l’homme avait été « informatiquement » transformé en coupable. Embarras de la police londonienne, qui ne pouvait pas avouer que, comme certaines villes allemandes ainsi qu’à l’Institut national de recherche en informatique de Sophia-Antipolis, des spécialistes mènent des recherches et expérimentent des « analyses comportementales » de gens filmés dans la rue. La Cnil cherche dans cette innovation un moyen d’intervenir légalement.
Ce qui renvoie encore à la Grande-Bretagne : l’essentiel des résultats des enquêtes sur les attentats, ceux de 2005 comme les récentes tentatives, ne s’appuient pas sur l’analyse des images de la vidéosurveillance mais tout simplement sur des enquêtes de police classiques. Mais il ne faut évidemment pas raconter cela aux populations que l’on enserre dans des réseaux de surveillance destinés à les contrôler tout en les rassurant.
[^2]: Vidéosurveillance et prévention de la criminalité, l’impact des dispositifs dans les espaces urbains en Grande-Bretagne. .