Sous les pavés, le sexe ?
Le sociologue Éric Fassin* redoute le détournement de Mai 68 qui transforme la critique des normes en prescription normative : soyez libres ! Quand la liberté correspond aux normes que lui concède la société libérale.
dans l’hebdo N° 962-964 Acheter ce numéro
Sous les pavés (du refoulement bourgeois), la plage (de la libération sexuelle). Le slogan de Mai68 se prête (trop) facilement à cette lecture. Mai68 aurait donc gagné dans notre société, mais en se perdant, ou plus précisément en perdant son âme politique~: l’hédonisme de l’individu libéré ne se confond-il pas avec le nouvel esprit du capitalisme, et la jouissance ne trouve-t-elle pas tout naturellement sa place dans la société de consommation~? Non seulement la libération sexuelle n’aurait plus rien de révolutionnaire, mais sa politique s’accommoderait fort bien du monde, qui d’ailleurs le lui rendrait bien. Et il est vrai que certains soixante-huitards vieillissants se reconnaissent volontiers dans ce programme d’un égoïsme satisfait, qui demande seulement qu’on le laisse jouir en paix, sans les entraves de la loi, dans la quiétude de la vie privée.
On se demande alors pourquoi Nicolas Sarkozy cherche autant à s’opposer à l’héritage d’une génération dont l’individualisme semble avoir pavé la route du néolibéralisme. Le nouveau Président ne se réclame-t-il pas de la liberté, que la gauche aurait délaissée~? On comprend sans difficulté qu’il récuse la critique de l’aliénation par le travail, formulée au temps de la société d’abondance. Mais comment peut-il rejeter la liberté sexuelle héritée de Mai68~? Sans même parler de son mode de vie personnel (chacun a commenté la famille recomposée du nouveau Président, avec ses aventures et ses mésaventures), ne fait-il pas de la liberté sexuelle un argument politique~? Même en matière d’homosexualité, s’il continue de refuser l’ouverture du mariage ou de la filiation aux couples de même sexe, il est bien éloigné d’une Christine Boutin~: au-delà de la tolérance, il se veut l’apôtre d’un respect pour « l’amour homosexuel ».
Surtout, ne pose-t-il pas la liberté sexuelle au fondement de l’identité nationale~? C’est l’argument présenté dans l’un de ses spots de campagne~: « Les femmes, en France, sont libres, comme les hommes, libres de circuler, libres de se marier, libres de divorcer. Le droit à l’avortement, l’égalité entre les hommes et les femmes, ça fait partie aussi de notre identité. » Avec l’apologie du divorce et de l’avortement, on est aux antipodes du conservatisme traditionnel. Loin que la liberté sexuelle soit rejetée, elle est aujourd’hui inscrite au fronton du temple républicain, pour mieux nous distinguer d’une immigration d’autant plus étrangère qu’elle serait étrangère à notre culture sexuelle libérée. Bref, au moment de définir sexuellement l’identité nationale, Mai68, c’est nous.
Comment comprendre ce paradoxe~? Quelle est la différence entre la liberté sexuelle revendiquée et la « licence » dénoncée~? Pour mieux saisir ce qui est aujourd’hui repris ou rejeté de ce passé, il importe de revenir sur l’histoire, non seulement de Mai68, mais aussi de son héritage, ou plutôt de son double héritage. Les transformations des moeurs que symbolise cette révolte sont bien, si l’on peut dire, entrées dans les moeurs à partir de la contraception, le concubinage est devenu la norme, avec le divorce et le remariage, et la virginité préconjugale des jeunes filles apparaît aujourd’hui comme un archaïsme social, voire religieux, de populations « d’origine étrangère ». De même, la revendication d’égalité entre les sexes (davantage bien sûr que sa réalité…) semble aller de soi, et surtout quand elle est posée dans les banlieues~: d’où le succès politique, à droite non moins qu’à gauche, de Ni putes ni soumises~: la liberté et l’égalité sexuelles, c’est aujourd’hui ce qui est censé fonder le «~nous~» républicain.
Bref, de Mai68, nous aurions hérité une nouvelle norme~: l’émancipation. On voit le paradoxe. La critique des normes s’est métamorphosée en prescription normative~: soyez libres~! C’est désormais notre identité, voire notre nature et donc la condition pour être des nôtres. Mais on comprend aussi que cette injonction de liberté n’amène pas la droite à revendiquer l’héritage de 68. Sans doute les injonctions n’étaient-elles pas absentes à l’époque, lorsqu’on appelait à jouir sans entraves~; mais ces impératifs n’avaient de sens que comme remise en cause d’obligations, pour renverser des contraintes, pour bousculer un ordre. On le comprend ainsi, l’autre héritage de Mai68, celui que refuse avec tant de virulence une droite qui se veut pourtant l’incarnation d’un discours de liberté, c’est la critique des normes incessamment opposée aux assignations normatives.
Autrement dit, Mai68 aujourd’hui, ce n’est pas ou plus la libération, mais une émancipation qui suppose la politisation sans fin des normes, leur mise en question, leur remise en cause. Ce n’est pas un principe d’ordre~; mais ce n’est pas pour autant un principe de désordre la « chienlit » n’étant que l’image en miroir de la société bourgeoise. C’est une dénaturalisation de cet ordre. Il ne s’agit plus de libérer une sexualité naturelle, enfin affranchie des contraintes sociales pour s’épanouir dans la spontanéité individuelle, mais d’une critique permanente des normes qui nous constituent. Sans prétendre y échapper, la critique vise à desserrer quelque peu leur emprise en les dénaturalisant. La liberté et l’égalité sexuelles ne sauraient donc être des valeurs posées a priori , au fondement de l’ordre républicain~; leur définition est l’enjeu même de notre politique. Loin d’être données d’avance, elles sont contestées, négociées, bousculées, et l’ordre des choses avec elles.
Nicolas Sarkozy déclarait il y a quelques mois~: « Le propre d’une démocratie moderne, c’est la découverte permanente de nouvelles injustices et la conquête incessante de nouvelles libertés. » En matière de politique sexuelle, ce pourrait être l’héritage, aujourd’hui, de Mai68. On comprend alors que le président de la République s’y oppose avec tant de virulence~: il faudrait alors mettre en oeuvre ce programme critique, et non plus se contenter de l’afficher comme un épouvantail contre « l’immigration subie ».