Une crise républicaine

Denis Sieffert  • 26 juillet 2007 abonné·es

L’explosion de Mai n’est pas étrangère aux Trente Glorieuses. Elle en est même partie intégrante. La France de 1968 ne connaît pratiquement pas le chômage (1,5 %), et le taux de croissance est élevé. Sur cette toile de fond, la « révolte » ne pouvait donc pas, en premier lieu, être de nature sociale. Il s’agit bien d’abord d’une rupture culturelle. Ce sont les comportements, les relations hiérarchiques et sociétales, à l’école, à l’université, au travail, en politique, au sein de la famille, qui sont contestés. Or, dans la tradition française, ces comportements et ces relations sont directement liés à l’idéologie républicaine. Les grands mythes fondateurs ­ la Nation, le progrès, le « rayonnement de la France », forme moderne du colonialisme ­ irriguent l’imaginaire collectif. Aucun ne sortira intact de la crise de Mai. C’est au total l’idée républicaine elle-même, dans sa version française, qui vacille. De Gaulle en prend acte dans son discours du 24 mai. Cette intervention radiotélévisée, considérée sur le moment comme un échec politique parce qu’elle ne parvient pas à briser le mouvement, est pourtant passionnante dans son contenu. Le général évoque la crise de l’université provoquée « par l’impuissance de ce grand corps à s’adapter aux nécessités modernes de la Nation ». Il jette les bases de la décentralisation et de la régionalisation. De Gaulle sait que le « grand corps », ce n’est pas seulement l’université, c’est aussi l’État républicain, omnipotent. C’est le monisme républicain, le jacobinisme centralisateur qu’il faut remettre en cause.

Il fraie un chemin à une véritable contre-révolution girondine. Il annonce sur tous ces thèmes un référendum qui n’aura finalement lieu qu’un an plus tard et consacrera la défaite politique du régime. Mais les idées du discours du 24 mai feront leur chemin. Si la décentralisation et la participation ne sont pas directement des « idées de Mai », elles en sont incontestablement la récupération par l’idéologie libérale. Avec sa réforme de l’université, Edgar Faure, dès octobre 1968, ouvre la voie à une « dénationalisation » de l’État. La récupération des idées de Mai est d’ailleurs assez bien résumée par le mot du nouveau ministre de l’Éducation nationale présentant son texte « révolutionnaire » à la tribune de l’Assemblée *: « Puisque l’imagination n’a pas pris le pouvoir,* s’est exclamé Edgar Faure, le pouvoir doit faire preuve d’imagination. » À partir de 1969, le « nouveau contrat social », de Jacques Chaban-Delmas et Jacques Delors, enfoncera le clou. En s’attaquant aux structures autoritaires de la société française, le mouvement de Mai 68 a, bien à son insu, ouvert la porte à la vague libérale.

Société
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