Une histoire en Noirs et Blancs

Un superbe coffret permet de remonter aux racines
de la chanson américaine métissée. Un document capital sur la musique populaire du XXe siècle.

Denis Constant-Martin  • 5 juillet 2007 abonné·es

C’était au début des années 1960, le rock agitait les jeunes Blancs tandis que la soul music animait les jeunes Noirs ; les États-Unis s’enfonçaient dans la guerre au Vietnam, et le Mouvement pour les droits civiques multipliait les actions. Pendant ce temps, un trio de New-Yorkais âgés d’une trentaine d’années se passionnait pour de vieilles musiques de l’Amérique rurale. Ils collectionnaient et écoutaient des 78 tours enregistrés par des artistes passés de mode mais qu’ils voulaient faire redécouvrir. Ralph Rinzler, John Cohen et Israel Young unirent leurs efforts pour retrouver ces musiciens venus d’un autre temps, sans qui le rock et la soul music n’auraient probablement pas pris les formes qui les caractérisent. Ils créèrent une association : les Amis de la musique d’autrefois (Friends of Old Time Music, « Old Time » leur permettant de se distinguer du mouvement cousin de la folk music), organisèrent des concerts et les enregistrèrent.

C’est une sélection des enregistrements des Friends of Old Time Music que la Smithsonian Institution a rassemblée dans un très beau coffret de trois CD, accompagné d’un livret extrêmement détaillé (mais en anglais seulement). On y entend des musiciens connus, comme Bill Monroe, un des pères du Bluegrass ; des personnages historiques, comme Maybelle Carter, héritière de la virginienne famille Carter, qui occupa une place centrale dans la chanson traditionnelle du Sud ; des témoins de styles anciens dont les racines remontaient à la fin du XIXe siècle, sinon plus loin encore, comme Roscoe Holcomb, Hobart Smith, Dock Boggs ou les Sea Island Singers, pratiquant un gospel noir propre à leur petit coin de Georgie. Car les Friends of Old Time Music n’entendaient que la musique et ignoraient les couleurs de peau : ils programmèrent Fred McDowell, Jesse Fulller, Mississipi John Hurt, entre autres, bardes noirs que le Blues Revival allait faire connaître à travers le monde et dont quelques artistes pop (Loving Spoonful, Eric Clapton, Janis Joplin) allaient s’inspirer.

Ces amis de la musique d’autrefois ne prétendaient pas faire de politique et, pourtant, dans les États-Unis de ces années-là, leur démarche convergeait avec les mouvements antiségrégationnistes. Mais, surtout, sans le savoir, ils ébranlaient un des fondements sur lesquels l’industrie de la musique s’était édifiée : la séparation entre Noirs et Blancs. Ce qu’on entend dans ces enregistrements vient, à nouveau, confirmer ce que quelques historiens affirment : le mélange originel et toujours renouvelé des musiques dites noires et blanches. Des Blancs chantent le blues et pratiquent des styles de banjo archaïques qui, peut-être, évoquent l’Afrique ; des Noirs chantent bien autre chose que des blues : des ballades, des chansons de toutes sortes ; et ils partagent des répertoires de chants épiques, tels « John Henry » ou « Frankie and Johnny », et de chants religieux, à commencer par « Amazing Grace ».

Musicalement, ce coffret est source de grands plaisirs ; historiquement, c’est un document capital sur la musique populaire américaine du XXe siècle~; enfin, il est impeccablement réalisé sur le plan technique.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes