Toute-puissance et impuissance du cinéma

Les États généraux du documentaire ont été l’occasion de réfléchir
au pouvoir du montage et des images, via les approches antinomiques de Michael Moore et du réalisateur israélien Ram Loevy.

Clotilde Monteiro  • 30 août 2007 abonné·es

À Lussas, en Ardèche, comme ailleurs cette année, le festivalier a les pieds dans l’eau. Le lundi 20 août au matin, à l’ouverture de la 19e édition des États généraux du film documentaire, outre l’humeur morose, l’inquiétude parcourt l’assistance à l’issue de la présentation, jugée trop partisane, du déroulé de l’atelier sur le montage, intitulé «~Coupez~!~». Sera-t-il à la hauteur du traditionnel et roboratif séminaire de réflexion sur le cinéma, proposé aux cinéphiles avides de se cultiver ?

La durée d’un plan, ses conséquences sur le sens donné à la narration et sur la place accordée au spectateur~: voilà l’une des directions retenues par la programmatrice Marie-Pierre Duhamel-Muller (par ailleurs directrice artistique du Cinéma du réel, à Paris) et le réalisateur et critique Jean-Louis Comolli pour cet atelier. Bowling for Columbine, de Michael Moore, est le film auquel ont décidé de se référer les deux intervenants, tout en ayant recours à de nombreux extraits d’autres oeuvres incontournables du cinéma.

Bowling for Columbine est, pour ces deux spécialistes du documentaire, une oeuvre emblématique de « la tendance actuelle au zapping généralisé », symptomatique d’une attitude de toute-puissance du réalisateur vis-à-vis de son sujet. Selon eux, « l’inscription vraie » du personnage, identifiée par Serge Daney, qui résiste au montage et ne peut se donner à voir que dans la durée du plan ou la continuité du récit, devient chez Michael Moore « l’ennemi qui pourrait contredire le message qu’il veut faire passer » .

Les deux coordinateurs de cet atelier se sont efforcés de donner à voir, tout au long de la journée, la manipulation des personnages et du spectateur, rendue possible par un montage aux images fragmentées. Pour Jean-Louis Comolli, ce phénomène de raccourcissement des plans utilisé par Michael Moore interroge sur les intentions du réalisateur : « Quand la durée disparaît, quelque chose de la réalité est escamoté. » « Michael Moore se sert pour ce film des mêmes moyens que ceux utilisés par le système qu’il prétend dénoncer » , affirme à son tour Marie-Pierre Duhamel-Muller. Le cinéma est la somme de ce qui est visible et de ce qui est à l’extérieur du cadre, rappelle Jean-Louis Comolli, qui s’insurge : « Michael Moore ne garde dans son montage que ce qui est visible. Avec *Bowling for Columbine , on en a plein les yeux. Ce type de film signe la fin du hors-champ ! »* Mais n’aurait-il pas été préférable de décliner les différentes figures d’articulation utilisées au cours du montage et d’expliquer le sens que celles-ci induisent, sans porter de jugement de valeur ? Afin de laisser au festivalier, à l’instar du spectateur, son libre arbitre…

Aux antipodes du travail de Michael Moore, les réalisateurs sélectionnés aux États généraux donnent plutôt à voir une part de réel d’un monde sur lequel ils n’ont pas de prise. Pour le cinéaste israélien Ram Loevy, invité à Lussas, le sentiment d’impuissance est même le moteur de son travail. C’est ainsi qu’il a réalisé, en 1978, Hirbet Hizaa , le premier film israélien à évoquer la façon dont les Palestiniens ont été chassés de leurs terres en 1948. Ce film, qui retrace l’histoire réelle d’une unité de l’armée israélienne chargée d’expulser la population d’un village palestinien, a brisé la conception historique israélienne de la guerre de 1948 et participé de fait à une prise de conscience collective. Hirbet Hizaa n’a été autorisé de diffusion qu’une fois, en 1978, sur l’unique chaîne de télévision israélienne, grâce à une grève générale de son personnel et à une forte mobilisation publique. Le film, qui bat en brèche le discours officiel israélien, selon lequel les Palestiniens auraient quitté leurs villages de leur plein gré, a ensuite été mis au placard pendant quatorze ans en Israël.

Pour Gaza, l’enfermement , qui date de 2002, Ram Loevy, toujours en butte à ce sentiment d’impuissance face au conflit israélo-palestinien, est parti tourner à deux reprises dans la bande de Gaza pour rencontrer des habitants de cette prison à ciel ouvert. La caméra de Ram Loevy traduit son obsession de se mettre à la place de l’Autre. Le premier plan du film montre durant de longues minutes un enfant sans jambes qui enfile ses prothèses. Plus tard, le visage de sa jeune mère est cadré en plan-séquence. Celle-ci laisse libre cours à une colère malgré tout contenue et à son désespoir, en s’adressant à Ram Loevy, qui est hors champ. Comme s’il était le responsable de la deuxième Intifada, qui vient d’éclater. Elle lui signifie aussi, en creux, qu’elle n’a plus envie de se prêter au jeu des questions. Comme si elle voulait le mettre face à l’inutilité de l’acte de filmer.

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