Karotnia, ou le temps suspendu
En reportage à Moscou, Claude-Marie Vadrot a découvert un quartier
de la capitale russe figé dans le temps, comme si le pays n’était pas sorti de l’ère soviétique. Rencontre avec ses habitants.
dans l’hebdo N° 969 Acheter ce numéro
En sortant du vieux bureau de la Caisse d’épargne, Vesna s’arrête devant un parterre d’oeillets d’Inde. Elle hésite, puis cueille un petit bouquet pour l’anniversaire de sa fille~; elle s’excuse en souriant, surprise par la photo~: « Vu ce qui reste sur mon compte, je n’ai pas les moyens d’acheter quelque chose chez le fleuriste. Vous avez vu les prix~? Anna a 30 ans, mais ça lui fera plaisir de trouver ce bouquet sur la table, tout à l’heure. » Vesna travaillait autrefois (pour elle, «~autrefois~», c’est du temps de l’Union soviétique) comme technicienne de laboratoire dans un centre de recherche sur le pétrole. Tout près de l’immeuble où elle habite toujours, avec son mari et ses deux filles. Après son licenciement, en 1992, elle a essayé de faire des affaires, comme beaucoup de Russes. Cela n’a pas marché, malgré quelques voyages, au début fructueux, vers la Turquie, d’où elle rapportait des ballots de vêtements.
Karotnia est une oasis de calme, mais il y règne une grande pauvreté. CLAUDE-MARIE VADROT
Aujourd’hui, avec son mari ingénieur devenu chauffeur de taxi, Vesna survit de petits boulots, vendant deux ou trois fois par semaine les fruits que les Caucasiens n’osent plus écouler eux-mêmes, par crainte des descentes de policiers pourchassant les «~culs noirs~»
[^2] et des réactions racistes. Elle soupire~: «~Heureusement, ici, nous avons gardé nos appartements, nous en sommes devenus propriétaires.~» Dans quelques heures, en famille, elle dînera de choux, de boulettes et d’une pastèque : «~Un repas le moins cher possible~; le poulet, on le garde pour dimanche.~»
Son quartier~: une oasis de calme avec ses arbres et ses petits immeubles construits du temps de Khrouchtchev, quand la raffinerie, qui fonctionne toujours, à un kilomètre de là, a été construite. À Karotnia, se logeaient les ingénieurs et les ouvriers. Tout près du périphérique, mais à l’intérieur de Moscou, à 19 kilomètres du centre et à 4 kilomètres du terminus de métro, la station Marino. Il faut finir en bus pour arriver~; le problème ne se posait pas dans les années 1970~: la quasi-totalité de la population du quartier, une vingtaine de milliers d’habitants, travaillait à proximité. De cette époque, restent une statue de Lénine, le monument aux héros de la Seconde Guerre mondiale, une maison de la culture qui programme des soirées karaoké et des spectacles de danse pour les enfants, des jardins et des jeux de plein air parfaitement entretenus, des arbres partout, deux écoles, le vieux bureau de poste, les babouchkas sans âge qui surveillent les mômes et les adultes en se signant devant les minijupes et les joueurs d’échecs. Quelques nouveautés~: un petit marché, quelques boutiques, l’église orthodoxe qui a rouvert ses portes et, pour beaucoup d’habitants, une extrême pauvreté. Une députée poutinienne qui vient de commencer sa campagne électorale sur le marché, accompagnée par deux chaînes de télévision, en fait les frais, essuyant les récriminations des gens sur les prix~: des fruits entre 40 et 60 roubles le kilo (presque deux euros pour les plus chers) dans un pays où le minimum vieillesse tourne autour de 80 euros, et où le salaire moyen, selon les statistiques, oscille entre 300 et 350 euros.
Dans les rues tranquilles de Karotnia, on croise encore des petites filles avec des noeuds dans les cheveux, et les parkings ne sont pas encombrés de voitures étrangères ou de 4×4 aux vitres fumées qui transforment les rues de Moscou en enfer embouteillé plusieurs heures par jour. Dans Karotnia, les Lada emblématiques de l’ère soviétique , rarement neuves, dominent la circulation.
Installé dans ce quartier durant une semaine pour fuir les hôtels du centre, hors de prix, j’ai donc découvert par hasard une sorte de quartier-musée de l’époque communiste. «~Du temps , explique Olga, une infirmière qui vit là depuis la fin des années 1980, où le kalbassa [saucisson] ne restait pas toujours dans les boutiques, mais où tout le monde avait les moyens d’en acheter. » Son mari, ingénieur à la retraite, commente~: « Nous sommes passés de la pénurie de produits à la pénurie d’argent.~» Il répare des voitures pour compléter sa retraite de 120 roubles, et le couple a la chance de posséder un petit jardin de l’autre côté du périphérique.
Dans les rues, dans les appartements souvent surpeuplés, où l’on reçoit «~l’étranger~» en dépensant les provisions de la semaine, vieille coutume russe, les familles se plaignent mais apprécient leur « chance d’être à l’écart d’une ville de fous, avec des super-riches partout , raconte Oleg, technicien à la raffinerie. On est heureux et pauvre . Heureux parce qu’on vit dans un vrai quartier tranquille, avec des immeubles à taille humaine, même s’ils sont un peu délabrés. On se débrouille, on répare. L’été, on va déjeuner ou dîner le long de la Moskova . Mais on n’en peut plus de manquer d’argent et de voir les prix augmenter~; on ne regrette ni Brejnev ni Gorbatchev, qui a ruiné le pays, mais on ne pensait pas qu’on souffrirait autant.~»
Autour de lui, autour de la table couverte de légumes et d’herbes odorantes, les amis du quartier ou de l’immeuble approuvent. Pour qui vont-ils voter début décembre~? Majoritairement pour le parti de Poutine ou pour les gens de Guennadi Ziouganov, chef du nouveau parti communiste. Artiom et Piotr, deux jeunes d’une trentaine d’années qui « bricolent dans l’informatique » , expliquent : « Eux, ils ne le disent pas trop, mais ce sont de vrais Soviétiques, ils ont de la poigne, ils sont contre la corruption. » Une nouvelle fois, tout le monde approuve. Y compris Sergueï, policier venu en uniforme discuter avec «~l’étranger~»~: «~Vous parliez tout à l’heure de démocratie, de liberté. Nous, ça ne nous intéresse pas trop, mais il y a seulement vingt ans, je vous aurais conduit au commissariat pour vous demander ce que vous faites ici. C’est pas plus mal.~» Tout le monde rit. Sauf Irina, la quarantaine, deux enfants ~: «~On vit plus mal qu’avant, ne racontez pas d’histoires. Vous avez vu tous ces chiens qui traînent~? Les gens n’ont plus de quoi les nourrir et ils les ont abandonnés. C’est dangereux pour les enfants.~» Des enfants qui sont nombreux~: le quartier est bien vivant et, jure un élu local, la moyenne des naissances par couple est supérieure à celle du pays.
Près de la Poste, une salle de «~remise en forme~» a fermé, faute de clients, et, dans les rues calmes, on ne voit pas un seul jogger~: «~Pourtant, dit Piotr, avec toute la bière qu’on boit, cela nous ferait du bien. Tiens, au fait, voilà une nouveauté~: toutes les bières et toutes les vodkas du monde en quantité . »
Alors, pourquoi évoquer ce quartier sans histoire, désormais essentiellement ouvrier, où rien n’a vraiment changé~? Tout simplement parce que, dans quelques années, sous prétexte de vétusté, il sera rasé au profit d’un nouveau quartier pour riches moscovites amateurs de verdure et prêts à payer des fortunes pour habiter près de la rivière. Une classique histoire russe…
[^2]: Délicat surnom donné par les Russes à toutes les personnes originaires du Caucase.