La gueule des autres

Fidèle à sa réputation, le festival Visa pour l’image livre une série de reportages exceptionnels sur un monde en souffrance, particulièrement celle des enfants. Des travaux en marge des publications habituelles.

Jean-Claude Renard  • 6 septembre 2007 abonné·es

Avec Trop de peines , Jane Evelyn Atwood brossait le tableau effrayant des femmes en prison. Un travail en noir et blanc développé depuis un objectif globe-trotter. Ici et là. Une poignée de pays. Aujourd’hui, Atwood s’est tournée vers Haïti et son peuple, post-dictature. Elle évite les stéréotypes, farandoles sur le vaudou et déclinaison de violences, pour saisir la sensualité d’une population qui continue à vivre, malgré tout. Atwood sort alors du noir et blanc pour un défi de couleurs, de lumières, d’ombres et de contrastes. Aucune légende, et rien que des images qui font récit ou chronique à l’intérieur du cadre. Les baraquements d’un bidonville, des ouvriers dans une carrière, un coin de plage, un linge qui sèche, des chiens efflanqués, le foisonnement d’un chantier, l’inscription d’un « Jesus is coming » en guise de pare-soleil.

Illustration - La gueule des autres


Une photo de Ian Berry, au Ghana, autour du lac Volta, où des enfants sont vendus par leurs parents à des pêcheurs. IAN BERRY / MAGNUM

C’est l’un des costauds reportages de Visa pour l’image, à Perpignan, qui répond à l’essence même du festival consacré au photojournalisme. Dix-neuvième édition. Outre une soirée diaporamas et des colloques, le festival s’appuie sur une trentaine d’expositions, en différents lieux de la cité catalane. Entrée gratuite, ce qui n’est pas le moindre intérêt. Surtout, c’est l’occasion de voir des images rarement exposées ailleurs, plus rarement encore diffusées, publiées. On y observe comment va (mal) le monde.

Samuel Bollendorf s’est tourné vers les mingongs , ces ouvriers chinois migrants à l’intérieur de leur pays. Mines de charbon, grands travaux et fabriques sont leur eldorado. Salaires en dessous du ridicule, en dessous d’un euro par jour. Exploitée, déplacée, sans protection sociale, cette main-d’oeuvre bon marché, à la merci des pouvoirs corrompus, recommence chaque jour « le miracle économique chinois ». Gaël Turine raconte une Érythrée actuelle, entre guerre et paix, dans la reconstruction, Dimitar Dilkoff déroule les humeurs des populations des pays de l’Est. Mikhael Subotzky propose une vision de l’Afrique du Sud comme une société d’incarcération massive, à travers les geôles de Beaufort West, une ville de transit, dont la prison est élevée au coeur d’un rond-point. Images saturées de fouilles, luttes de gangs, parloirs, corvées de nettoyage, douches. À l’intérieur ou à l’extérieur, c’est pareil. La vie est toujours aussi dure.

Per-Anders Pettersson a traîné pas loin son appareil. À Soweto, première banlieue destinée aux Noirs, créée il y a plus d’un siècle, aux abords de Johannesburg. Des townships constituées de baraques en tôle ondulée. Aujourd’hui, le faubourg tente de tourner le dos à la malédiction. Méli-mélo de pauvreté et de vague aisance, d’essor à l’occidentale et de traditions.

Cible privilégiée de l’universelle vacherie : les enfants d’abord. Trois photographes le soulignent. Ian Berry, d’abord. Au Ghana, autour du lac Volta, des enfants de 4 et 5 ans sont vendus par leurs parents aux pêcheurs locaux. Commerce florissant, le môme. La pratique sévit dans la région depuis des siècles. Pas de raison que ça change. Les mouflets sont vendus comme esclaves. Nippés à peine. Pas d’éducation, ni scolarité. Des heures d’affilée au turbin, nourris des restes des repas du patron. Ça démêle, répare les filets, trie les poissons. Un reportage au noir et blanc, glacial, étiré le long du lac, dont l’horizontalité en pleine quiétude est seulement chahutée par quelques pontons.

Le plan s’élargit chez Carolyn Cole. Les enfants sont des victimes silencieuses, cognées à la guerre, à la pauvreté, à la catastrophe naturelle. Ici, en fuite dans un quartier de Bagdad sous explosifs, plus loin des corps terrassés à Cana ou, toujours à Cana, les cadavres emballés dans des sacs en plastique. Longueur moyenne des sacs : de 80 à 100 cm. Là, des enfants des rues au Honduras, livrés à eux-mêmes, d’autres entassés dans les refuges au Liberia, des orphelins du sida dans un foyer au Swaziland.

Autre lorgnette, et pas un p’tit bout. Lizzie Sadin a voulu témoigner de l’état de justice juvénile dans dix pays aux caractéristiques géopolitiques différentes, en paix ou en guerre. Non sans mal. Dix-huit mois de démarches pour 1 h 30 de visite dans trois prisons russes ; trois années pour la même chose aux États-Unis. Dénominateurs communs : la surpopulation carcérale, la promiscuité, la malnutrition, le manque d’hygiène, l’absence de soins médicaux. Très souvent, les mômes ne sont pas séparés des adultes. Confrontés à la violence, aux châtiments corporels, aux abus sexuels, à la prostitution forcée, au racket. La majorité de ces enfants, forcément, viennent de milieux défavorisés. Voilà pour le décor planté. Pour le reste, en noir et blanc, c’est un pêle-mêle ahurissant. À Saint-Pétersbourg, les mômes détenus travaillent pour dix roubles par jour. Soit vingt-cinq centimes d’euro. Quand ils ont la chance de marner. Au quartier préventive, « isolateur d’instruction » qu’on appelle ça, 23 h sur 24 d’enfermement. Ils sont incarcérés deux ou trois ans avant d’être jugés… pour des délits mineurs (chiasme à l’effroi). Six lits pour vingt-quatre personnes ; repas au réfectoire en trois minutes effectives ; aspirine pour seul traitement du sida et de la tuberculose. Les adultes font office de kapos.

Au Brésil, le repas dure dix minutes, dans le silence, tête baissée. À Bogota, ils tournent en rond, comme des automates, serpillière à chaque pied pour nettoyer le sol. Faut que ça brille. Menottes et chaînes aux pieds pour les petits Palestiniens en Israël. Dans la prison de Telmond, ils sont 81, âgés de 14 à 18 ans, certains purgent une peine de vingt à vingt-cinq ans. >

À Madagascar, 101 détenus dans 35 m2. Punaises, puces et l’odeur âcre de l’urine. 12 détenus dans un cachot de deux mètres sur trois. Dans les camps de « rééducation forcée », aux États-Unis, brimades et humiliations pour les merdeux qui auraient mal tourné. Les gamins font des pompes, doivent se lever, se baisser, s’arrêter, se lever, faire des pompes, lever les bras, dire « Sir, yes Sir » … jusqu’à épuisement. Un calvaire sur argentique parmi d’autres.

Si le photojournalisme a l’ambition d’interroger le monde et son cours, de témoigner, l’évolution de la presse semble condamner les innovations, les risques, les entreprises collectives ou individuelles. La grande défaite en tout, c’est d’oublier. Ne pas savoir. Quelques photographes sont là pour le rappeler. Ils donnent à voir la gueule des autres.

Culture
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