« La Justice sert d’instrument de propagande »
Avocate au barreau de Paris et présidente de l’association Justice-Action-Libertés, Françoise Cotta s’inquiète de l’escalade présidentielle en matière pénale. Et dénonce une volonté de concentrer tous les pouvoirs.
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Le 31 août, devant l’université d’été du Medef, Nicolas Sarkozy a annoncé son intention de dépénaliser la vie économique et d’interdire l’ouverture d’enquêtes pénales sur le fondement de lettres anonymes, procédure à l’origine d’importants scandales financiers. Motif : elle rappelle la France de Vichy. Y a-t-il un délit d’abus de bien sociaux en France ? Ce rapprochement avec l’Occupation vous paraît-il recevable ?
Françoise Cotta : Pour Nicolas Sarkozy, tout le monde est victime, même les patrons, qui sont quand même très protégés. Les dénonciations anonymes sous Vichy et dans le cadre de scandales financiers ne sont, bien entendu, pas comparables. Mais on ne peut pas, de toute façon, se satisfaire de cette procédure en tant qu’avocat. La dénonciation anonyme, qui ouvre la porte à des choses très nauséabondes, ne devrait pas exister. Pourquoi n’en parler qu’en matière financière et non pour tous les aspects de la vie pénale ? Le Président cherche à faire de cette question une exclusive pour les délits financiers, comme s’il voulait promettre l’impunité aux hommes politiques et aux hommes d’affaires. C’est cela qui n’est pas recevable.
Rachida Dati visite la maison d’arrêt de Fresnes, en juillet. GUILLOT/AFP
La loi sur la récidive votée cet été a provoqué le courroux de nombreux magistrats. Rachida Dati leur a assuré qu’ils conserveraient l’arbitrage en matière de peine-plancher. Pourtant, le 29 août, la ministre a convoqué le vice-procureur de Nancy, Philippe Nativel, lui reprochant d’avoir refusé de requérir une peine-plancher. Quid de l’indépendance de la Justice ?
La loi sur la récidive n’était pas constitutionnelle parce qu’elle remettait en cause le principe d’individualisation de la peine, garantissant la prise en compte par ses juges de toutes les facettes d’un individu. Elle a été aménagée pour déjouer la censure du Conseil constitutionnel. La peine-plancher reste la règle générale, mais le juge peut y déroger dans certains cas. Visiblement, Rachida Dati a oublié cette évolution. L’indépendance de la Justice est toujours dans une situation chancelante, mais aujourd’hui plus que jamais. Premier exemple de mainmise absolue sur la Justice : c’est le président de la République qui, sous le coup de ses propres émotions face à des événements qu’il utilise, décide d’édicter telle ou telle règle de droit que la ministre de la Justice doit se mettre à écrire aussitôt.
Lors du « non-lieu psychiatrique » prononcé le 28 août à Pau à l’encontre du meurtrier Romain Dupuy, le Président a demandé à la Justice de « réfléchir » à la possibilité de traduire devant un tribunal un auteur de crime même s’il est déclaré irresponsable pénalement. Que signifie cette volonté de revenir sur le principe de juger les malades mentaux ?
C’est l’exemple même du populisme pénal mis en place par le chef de l’État : le Président est prêt à tout pour aller dans le sens de ce qu’il pense être la volonté populaire. D’après lui, il faut juger le malade mental quelle que soit sa compréhension de la situation pour rassurer sa victime. Cela veut dire que la Justice n’est plus là pour faire la justice mais pour servir de psychanalyse. Dans notre conception du droit, on ne peut juger que des gens capables de répondre de leurs actes. Vouloir juger les malades mentaux nous ramène au Moyen Âge, où l’on brûlait les fous et les déviants parce qu’on en avait peur ou pour se soulager. Mais comment une victime pourrait-elle se satisfaire d’un jugement où le condamné n’a pas conscience de ce qu’il fait, ni du jugement en train de se dérouler, prêt à dire le vrai comme le faux, l’acceptable comme l’horrible, comme un malade mental pourrait le faire ?
Réagissant à l’affaire Francis Évrard, le chef de l’État a annoncé le 20 août, des mesures relatives à la récidive en matière de délinquance sexuelle, dont la création d’hôpitaux fermés, alors qu’a priori, une personne malade ne peut être emprisonnée. N’est-ce pas inattendu de la part d’un avocat ?
Les avocats sont traversés par tous les courants de pensée et appartiennent à tous les partis politiques. Ils n’ont pas de conception commune de la justice. Et je ne suis pas certaine d’avoir prêté le même serment que Nicolas Sarkozy. N’importe comment, aujourd’hui, Nicolas Sarkozy n’est pas avocat. C’est un homme politique qui travaille non dans la rigueur de la réflexion mais dans l’émotionnel, et progresse dans une seule direction : concentrer les pleins pouvoirs. Si le 20 août, il y avait eu une tentative d’évasion spectaculaire à la prison de Fresnes, il aurait rebondi sur les quartiers haute sécurité plutôt que sur la pédophilie. Ce jour-là, il s’est servi d’un fait divers pour alimenter sa communication politique. Laquelle a été relayée par toute la presse. Le problème, c’est que cette communication a des répercussions immédiates sur la Justice. Et que, sur ces grandes questions, il y a une forme de consensus politique. Pour contrer les décisions du chef de l’État dans ce domaine, je ne vois que le sursaut citoyen du monde judiciaire comme possibilité.
Au moment de l’exécution de Saddam Hussein, Nicolas Sarkozy a rappelé son opposition de principe à la peine de mort. Au père de la victime de Francis Évrard, il aurait confié y être favorable pour les pédophiles. Réhabiliter la peine capitale serait-il l’ultime étape de cette escalade ?
Si tout le monde y pense, le débat sur la peine de mort ne me semble pas avoir été rouvert. Et je ne pense pas qu’il le sera, notamment du fait des contraintes constitutionnelles et européennes qui encadrent maintenant la question. Même si la prison à vie, évoquée par Nicolas Sarkozy, me paraît s’assimiler à une forme de peine de mort lente. L’histoire de ce père prouve que la volonté gouvernementale n’est pas de protéger les victimes ou d’être à l’écoute de la vraie douleur d’un père, comme on veut nous le faire croire, mais d’idolâtrer la victimologie. C’est-à-dire qu’on s’adresse aux peurs, et aux victimes des grandes peurs, parce que c’est très fédérateur.
Dans une tribune parue dans Libération, le 24 août, vous fustigez, avec Marie Dosé, le « populisme pénal » de Nicolas Sarkozy, la mise en place d’une « dictature de l’émotion » et une pratique gouvernementale où les législateurs sont pris en otages. La Justice changerait-elle de visage ?
De façon extrêmement insidieuse, Nicolas Sarkozy est en train de modifier les fondements de notre droit : individualisation de la peine, indépendance des magistrats, libre exercice de la défense, égal accès à la Justice, possibilité d’être défendu par un avocat, égalité devant la loi, réinsertion, générosité… La politique mise en oeuvre vise un modèle de Justice dépersonnalisée, très laxiste vis-à-vis des puissances économiques et financières, et qui serait supposée régler les grands problèmes sociaux. En campagne permanente, le Président se sert de la Justice comme d’un instrument de propagande. Bien des hommes politiques ont eu, comme lui, la tentation de concentrer tous les pouvoirs, mais rarement les rapports de forces y auront été aussi favorables. Face à tout cela, chacun va être obligé de s’impliquer : un magistrat va devoir choisir d’être indépendant contre vents et marée ou d’être une machine d’enregistrement, les avocats vont devoir choisir entre le renoncement et le combat contre chaque recul des libertés individuelles.