La valeur travail ne peut être inconditionnelle

Le travail doit-il être au centre de tout projet de gauche ?

Robert Castel  • 27 septembre 2007 abonné·es

La droite développe depuis quelques années une apologie du travail qui doit nous interroger. Elle s’est affirmée à travers les critiques des lois sur la réduction du temps de travail, qui ont parfois frôlé l’hystérie. « La France ne doit pas être un parc de loisirs » , déclarait Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, durant l’été 2003. La France est en déclin, elle est en passe de devenir la lanterne rouge de l’Europe parce que les Français ne travaillent pas assez, ont répété les représentants de la majorité gouvernementale. Pendant la campagne présidentielle, l’exaltation de « la France qui se lève tôt » par Nicolas Sarkozy et son slogan « Travailler plus pour gagner plus » ont été des éléments déterminants du succès du candidat de la droite.

Cette situation est paradoxale, parce que le travail a d’abord été une valeur célébrée par la gauche. Outre Marx, qui lui a donné sa formulation la plus radicale, tous les courants du syndicalisme et du socialisme ont fait du travail le fondement de la dignité de l’homme en société. Le travailleur est le principal producteur de la richesse sociale, il doit être reconnu dans la plénitude de ses droits sur la base de son travail, et son statut est supérieur à celui des représentants des « classes de loisir », qui tirent leurs privilèges de l’exploitation de la force de travail.

Que ce double discours puisse être tenu en fonction d’orientations politiques opposées signifie qu’il repose sur deux conceptions non seulement différentes mais antagonistes de la valeur travail. Un point doit être souligné : c’est la droite qui développe une conception inconditionnelle et illimitée de la valeur travail. Travailler est un impératif catégorique car, outre qu’il est nécessaire pour produire les richesses, le travail accomplit l’exigence morale de ne pas devenir ou rester un assisté. Cette célébration du travail va de pair avec la stigmatisation des « chômeurs volontaires », RMIstes et autres bénéficiaires de prestations sociales, qui sont des « parasites sociaux », figures actualisées de ces « mauvais pauvres » condamnés pour être réfractaires au travail, même si le travail manque. Dès lors, il faut travailler pour travailler, sans être trop regardant sur les conditions et la rémunération, quitte à devenir un travailleur pauvre, dont la condition n’est guère reluisante, sans doute, mais qui a le mérite d’obéir à l’obligation de travailler, à la différence du mauvais pauvre.

De fait, on voit se développer depuis quelques années, parallèlement à cette exaltation inconditionnelle du travail, cette catégorie de travailleurs pauvres pour lesquels le travail n’assure plus les conditions de base de l’indépendance économique et sociale (à la limite, on peut travailler et coucher dans sa voiture, ou même dans la rue). C’est aussi l’institutionnalisation de formes dégradées d’emplois, l’installation dans un précariat, en deçà du salariat classique. Cette orientation peut conduire à une société de pleine activité (c’est aussi un mot d’ordre de l’OCDE) dans laquelle tout le monde ou presque travaillerait parce que tout le monde serait obligé de travailler. Pour parvenir à la pleine activité, peut-être suffit-il d’abaisser suffisamment les exigences en termes de droit du travail et de protection sociale tout en maintenant l’impératif du travail. Le chômage de masse lui-même disparaîtrait si tout le monde était contraint de travailler à n’importe quelles conditions. La philosophie sous-jacente à la conception de droite de la valeur travail, c’est la promotion d’une société de pleine activité qui n’aurait pas à être une société de plein emploi, si on entend par emploi un statut garanti par le droit.

À l’opposé, la pensée de gauche a toujours défendu une conception du travail qui associe sa valorisation maximale, en en faisant le fondement de l’utilité sociale et de la dignité de l’individu, et la limitation de son emprise totalitaire sur la vie des hommes, en encadrant le travail par les régulations du droit. La limitation du temps de travail a été la grande revendication de toutes les orientations syndicales, révolutionnaires et réformistes confondues. Dans l’histoire du mouvement ouvrier, la réduction du temps de travail (la journée de 10 heures, la semaine de 40 heures) a été un objectif de lutte au moins aussi constant et résolu que les revendications pour l’augmentation des salaires. L’idée qui anime ces luttes, c’est que, si le travail est essentiel, le travailleur ne doit pas pour autant perdre sa vie à la gagner. L’espace du travail doit être circonscrit par le droit : droit du travail qui limite le temps de travail et l’arbitraire patronal, et assure un salaire décent ; droit à la protection sociale qui garantit la sécurité des travailleurs y compris hors travail (maladie, accident, retraite).

Ce n’est donc pas la pensée de gauche qui prône une conception inflationniste du travail. Elle a toujours affirmé, et doit continuer d’affirmer, une centralité du travail parce qu’on n’a pas encore trouvé d’alternative pour assurer l’indépendance économique et sociale des sujets sociaux. Mais cette indépendance gagnée par le travail est la condition de l’indépendance dans le hors-travail. La question du temps libre ne doit pas se penser contre, ni même indépendamment de la question du travail. Le travail, s’il est structuré par le droit, est plus que le travail, en ce sens qu’il libère de l’impérialisme du travail. Il libère un temps libre où peut effectivement se déployer la liberté de l’individu, affranchi des contraintes du travail par les ressources et les protections tirées de son labeur.

L’affirmation que l’importance du travail doit demeurer centrale pour la pensée de gauche doit ainsi être assortie de la prise de conscience qu’il y a travail et travail. Entre la conception actuellement mise en oeuvre par la droite et celle que doit défendre un projet de gauche, il existe une franche coupure. Le statut de l’emploi élaboré dans la société salariale avait réalisé un compromis relativement satisfaisant entre les exigences de productivité du travail propres au capitalisme industriel et les protections dont bénéficiaient les travailleurs dans le travail et le hors-travail. Cet équilibre est remis en question par le nouveau régime du capitalisme qui se déploie depuis une trentaine d’années. Il appartient à un projet de gauche d’élaborer un nouveau compromis qui prendrait en compte les exigences actuelles de productivité et de mobilité du travail en leur associant de nouvelles protections pour les travailleurs. Un projet de gauche qui repenserait aussi la question de la réduction du temps de travail. Celle-ci n’est pas une idée périmée, compte tenu des possibles gains en productivité que permettrait une véritable politique de formation des travailleurs. Un authentique plein emploi ne se mesure pas à l’allongement du temps de travail, qui conduit à la dégradation de l’emploi, mais au contraire à sa réduction. Face à la formule sarkozyste «Travailler plus pour gagner plus » , il faudrait rendre crédible une formule du type « Moins tu travailleras et mieux cela vaudra si tu n’as pas envie de travailler plus, pourvu que ton travail t’assure les conditions de ton indépendance économique et sociale » .

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