Le mystérieux tueur d’abeilles

La disparition massive d’abeilles pourrait être due à une infection virale. Les insecticides systémiques, dont les apiculteurs français ont obtenu une interdiction partielle d’usage, restent cependant mis en cause.

Patrick Piro  • 13 septembre 2007 abonné·es

Serait-ce la faute à Israeli Acute Paralysis Virus (IAPV) ? Un collectif de laboratoires de recherche étatsuniens vient de publier un important résultat dans la quête des mystérieuses raisons de l’effondrement massif des colonies d’abeilles, constaté un peu partout dans le monde [^2]. Au Brésil, en Amérique du Nord, en Europe, etc., elles disparaissent par milliards, abandonnant brusquement les ruches sans laisser de trace. Le phénomène, nommé Colony Collapse Disorder (CCD, syndrome d’effondrement des colonies), a surtout pris une importance considérable aux États-Unis ces trois dernières années, affectant 50 % à 90 % des élevages, et provoquant la disparition d’un quart du cheptel lors de l’hiver dernier
[^3]. Les chercheurs ont découvert que le virus IAPV, qui induit une paralysie chez les abeilles, infectait, parmi les colonies étudiées, plus de 96 % de celles qui sont touchées par le CCD, et moins de 5 % de celles qui sont en bonne santé.

Illustration - Le mystérieux tueur d’abeilles


Un entomologiste du laboratoire de recherche sur les abeilles de Beltsville, dans le Maryland. LOEB/AFP

Les apiculteurs français auraient-ils fait fausse route ? S’ils ne paraissent pas touchés par ces effondrements brutaux, leurs élevages connaissent aussi des phénomènes de mortalité importants, qu’ils ont depuis longtemps attribués aux insecticides agricoles. Après plusieurs années de bataille acharnée et franco-française, ils ont obtenu en 2004 l’interdiction totale du Régent (Rhône-Poulenc, puis BASF) et partielle du Gaucho (Bayer), les deux seuls insecticides dits « systémiques » [^4] du marché français, accusés de provoquer la mort de millions d’abeilles à l’époque du butinage.

Pourtant, malgré la suspension de leur usage, les ruchers ont continué à connaître des taux de mortalité élevés (près de 25 % cet hiver, contre près de 40 % auparavant), ce qui a relancé de plus belle la polémique sur l’impact réel des insecticides : sont-ils ou non la cause directe de la mortalité massive des abeilles françaises ? « L’état sanitaire du cheptel dépend de nombreux facteurs, dont le climat, qui n’a pas été favorable dernièrement , argumente Jean Sabench, apiculteur dans l’Hérault et spécialiste des problèmes phytosanitaires à la Confédération paysanne. Aussi, nous restons convaincus que l’exposition chronique de nos élevages à des pesticides massivement diffusés dans l’environnement leur est néfaste. » </>
De fait, la découverte de l’équipe étatsunienne, si elle dément plusieurs hypothèses avancées au cours des derniers mois ­ perturbation par les ondes de téléphonie mobile, infestation par un champignon, etc. ­, ne permet pas aux chercheurs de conclure que l’on tient avec le virus IAPV l’explication définitive à l’épidémie en cours.

En effet, on constate notamment que des abeilles provenant d’Australie sont porteuses de ce virus [^5], sans que leurs colonies soient pour autant affectées par le syndrome d’effondrement. Or, le monde entier importe des abeilles reines d’Australie, car les élevages de ce pays sont les seuls épargnés par le varroa, un acarien qui infeste fréquemment les ruches. Ce parasite, en fragilisant les abeilles, permettrait peut-être l’expression du virus. « Les échanges commerciaux d’abeilles, qui se sont accentués ces dernières années, jouent un rôle dans la diffusion des parasites et des organismes pathogènes » , relève Yves Le Conte, directeur de recherche au laboratoire de biologie et de protection de l’abeille à l’Inra (Avignon).

Ainsi, si le virus IAPV semble être un marqueur irréfutable du CCD, il n’en est probablement pas la cause unique, reconnaissent les scientifiques auteurs de l’étude, qui privilégient la piste d’une combinaison de facteurs, comme l’infestation par des parasites (varroa, etc.), mais aussi la pollution par les insecticides chimiques, qui provoqueraient un affaiblissement des défenses immunitaires des abeilles, facilitant l’apparition de maladies. « On s’est rendu compte que les abeilles étaient porteuses saines de nombreux micro-organismes pathogènes, qui peuvent se manifester quand les conditions sont propices , souligne Yves Le Conte. Et comme nous savons que l’interaction des pesticides avec ces organismes est défavorable, il paraît évident que ces molécules ont une responsabilité. »

En effet, si la relation de cause à effet entre l’utilisation d’insecticides systémiques et la mort de millions d’abeilles n’est toujours pas formellement démontrée, plusieurs études renforcent cette conviction, justifiant le principe de précaution finalement adopté par le gouvernement français. L’Inra a ainsi récemment montré que la molécule active du Gaucho (l’imidaclopride) est mortelle pour les abeilles à partir de quelques milliardièmes de grammes seulement, « mais, surtout, que ses produits de dégradation dans l’organisme de l’abeille sont jusqu’à dix mille fois plus toxiques ! » , ajoute Yves Le Conte.

Une autre étude, menée par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), a relevé des taux de pollution du pollen par ces insecticides systémiques ou leurs dérivés dépassant 50 %. D’autres travaux ont montré (contrairement aux affirmations soutenues dans certaines firmes biochimiques) que les fleurs de maïs, qui en contiennent aussi, fournissent parfois le principal du stock alimentaire des ruches pendant l’hiver et le début du printemps. « De quoi s’interroger aussi sérieusement sur l’impact du maïs transgénique, qui émet des toxines insecticides , juge Jean Sabench. Nous avons lancé un appel d’offre, la réalisation d’une étude sur ce sujet, mais aucun laboratoire n’a répondu… »

Pour Nicolas Guintini, du Syndicat des apiculteurs professionnels de Rhône-Alpes, la principale région productrice de miel de France, le déclin des abeilles signe les excès d’une société productiviste. « Notre activité est entièrement dépendante de celle des autres, et d’abord des méthodes de l’agriculture. » Pesticides, monocultures (et perte de diversité), destruction et fragmentation des écosystèmes, etc., entraînent de nouvelles pratiques apicoles : « Aujourd’hui, sans camion pour faire transhumer ses ruches vers les zones fleuries au gré des saisons, on peut mettre la clef sous la porte. »

Conjointement, la disparition des abeilles provoque une demande accrue pour les services de ces pollinisatrices, principales auxiliaires de 80 % des cultures alimentaires, plantes à fleurs nécessitant l’intervention d’insectes fécondateurs. « Aux États-Unis, il est devenu très rentable pour un apiculteur de faire transhumer ses ruches de Floride en Californie pour aller polliniser les amandiers en fleur, indique Yves Le Conte. Quitte à les alimenter au sirop de sucre une fois la floraison passée. Ces pratiques ne sont évidemment pas favorables non plus à la santé des élevages. »

[^2]: Dans Science, 6 septembre 2007

[^3]: Au-delà des conséquences écologiques majeures, l’enjeu économique annuel pour le secteur des fruits et légumes a été chiffré à 15 milliards de dollars dans ce pays.

[^4]: Enrobant les semences de tournesol ou de maïs, ils se diffusent ensuite dans toute la plante, où ils séjournent pendant sa durée de vie.

[^5]: Découvert en Israël en 2004, mais détecté pour la première fois aux États-Unis.

Écologie
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