Peut-on critiquer le capitalisme ?
« Le Nouvel Observateur » a décidé d’annuler la publication d’un hors-série consacré aux « paradoxes du capitalisme ». Nous publions ici des extraits
des textes écartés, avant la parution d’un livre en novembre.
dans l’hebdo N° 967 Acheter ce numéro
L’affaire, qui a connu plusieurs rebondissements et donnera lieu à la publication d’un livre fort attendu aux éditions La Dispute [^2], remonte à l’automne 2006. Le Nouvel Observateur prépare alors la publication d’un hors-série consacré aux « paradoxes du capitalisme » . Une vingtaine d’économistes, de sociologues et de philosophes, de différentes sensibilités, sont invités à plancher. Les textes recueillis exprimaient une grande variété de points de vue, et certains une critique franche du capitalisme. Le hors-série était quasiment prêt à être imprimé quand, soudain, à la demande de Claude Perdriel, directeur de la publication du Nouvel Observateur , le projet était abandonné.
Motif de cette volte-face, si l’on en croit Jean-Louis Laville [^3], l’un des sociologues recalés : « Il n’était pas conforme à la « charte social-démocrate » du journal. » La formule résonne comme un aveu : « On fait semblant de croire que la question serait encore celle de l’admission du marché par une gauche de gouvernement. En réalité, il y a bien longtemps qu’elle est tranchée. Ce qui subsiste, en revanche, c’est une dichotomie entre un maximalisme de rupture dans l’opposition et un comportement gestionnaire lors de l’accession aux responsabilités » , commente le sociologue.
Le numéro paraîtra finalement, mais sous un autre titre, « Comprendre le capitalisme » (n° 65, mai-juin 2007). L’inflexion est évidente. Quelques textes d’origine demeurent, mais la version « relookée » ne plaît pas à un certain nombre d’auteurs. Ceux-là s’opposent à la publication de leur texte, d’autres constatent après publication que leurs écrits ont été tronqués. À la suite d’un premier article sur le sujet dans Politis , l’AFP interroge Laurent Mayet, rédacteur en chef des hors-série. Celui-ci affirme que « le hors-série initial a été remanié de manière collégiale, intégrant de nouveaux papiers, des archives de l’Obs et de Challenges *, et environ 70 % des contributions initiales qui,* dit-il *, à ma connaissance n’ont pas été tronquées »* . Laurent Mayet ajoute que le directeur de la publication a adressé aux auteurs un courrier dans lequel il invoque « l’extrême sensibilité à ses yeux et l’importance des enjeux du sujet, au coeur de la campagne électorale » .
En vérité, plus d’une vingtaine de contributions ont été retirées, soit les trois quarts du numéro. L’essentiel de la substance critique a disparu. « La journaliste responsable du dossier a été écartée du projet, bref durement désavouée » , ajoute le sociologue Philippe Chanial. « Pour un magazine considéré comme étant de gauche, un tel dossier n’est pas publiable , conclut avec dépit Jean-Louis Laville. Quand on voit les contributions qui se sont substituées à celles prévues initialement, on ne peut que s’inquiéter. »
Le nouveau numéro débute par une table ronde extraite d’un colloque sur le thème : « Qu’est-ce qui nous divise (encore) ? Gauche contre droite. Peuple contre élite », organisé le 31 mars par le Nouvel Obs et la Fondation Jean-Jaurès. Ce qui, on en conviendra, nous éloigne du sujet initial. Et la discussion est accaparée « par ce que d’aucuns désignent comme « le cercle de la raison », des élites liées à des groupes internationaux, dont Claude Bébéar [considéré comme le parrain du capitalisme français] » , relève Philippe Chanial. On y trouve aussi Jean Peyrelevade, ancien patron du Crédit lyonnais, et d’autres noms connus qui ne choqueront guère les élites bien-pensantes.
Sont victimes de l’opération Enzo Traverso, auteur d’un texte sur le « capitalisme inhumain », et Gilles Campagnolo, sur la naturalisation du discours par les économistes. Sont exclus aussi, notamment, les articles titrés « l’indispensable Karl Marx » de Bruno Tinel, « l’utopie du travail flexible » de Christophe Ramaux, une réflexion sur la « démocratie de marché » de Jérôme Maucourant, etc. Politis publie aujourd’hui des extraits de certains de ces textes. En attendant leur parution intégrale sous forme de livre.
[^2]: Peut-on critiquer le capitalisme ?, éditions La Dispute, à paraître en novembre.
[^3]: Voir l’entretien qu’il nous a accordé, avec Philippe Chanial, dans Politis n° 956 (14 juin).
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don