Un lobby français ?
Il n’y a pas en France de groupes de pression organisés sur le modèle américain. Mais des réseaux d’influence qui disposent d’importants relais médiatiques.
dans l’hebdo N° 968 Acheter ce numéro
Existe-t-il en France comme aux États-Unis un lobby pro-israélien ? L’existence de lobbies, officiels et organisés, n’est guère conforme à la tradition politique française. La République n’aime pas les « corps intermédiaires », les représentations d’intérêts particuliers faisant, selon cette philosophie, obstacle à la relation exclusive que l’État prétend entretenir avec le citoyen. Cela explique la connotation péjorative du mot « lobby » dans notre pays. Alors que le statut des groupes de pression est tout à fait établi aux États-Unis. Voilà pour la théorie. Dans la réalité, les réseaux d’influence et autres groupes de pression ne manquent pas, et se cachent de moins en moins. On pense en premier lieu au Conseil représentatif des institutions juives de France. Mais, faire du Crif un « lobby pro-israélien » est un contresens, hélas entretenu par quelques-uns des derniers dirigeants du Crif, en particulier Roger Cukierman.
L’un de ses prédécesseurs les plus éminents, Théo Klein, s’est toujours battu, selon son expression, pour que le Crif « ne confonde pas sa mission avec celle de l’ambassade d’Israël ». La confusion actuelle résulte à la fois du glissement à droite de la direction du Crif et d’une réelle évolution d’une partie de la communauté qui tient la défense d’Israël pour un élément central de l’identité juive. La confusion existe aussi en sens inverse. L’ancien Premier ministre israélien, Yitzhac Shamir, écrivait un jour que « la grande communauté juive de France s’est réjouie de trouver en Ovadia Soffer [alors ambassadeur d’Israël en France] un porte-parole de ses sentiments et de ses préoccupations » [^2]. Mais le lobbying du Crif est politique, c’est-à-dire conjoncturel et en aucun cas organique. Le Crif n’est pas constitué en tant que lobby. Certes, sa charte de 1977 demandait au gouvernement français qu’il « rompe avec une politique qui, par des prises de position et des votes ambigus sur le forum international, aboutit à soutenir et à encourager des États et des organisations dont l’objectif réel est la destruction d’Israël en tant qu’État souverain » ^3. Mais il y a une différence entre une « demande » politique et une pression telle que la pratiquent les lobbies américains. Aux États-Unis, le livre de Mearsheimer et Walt fourmille d’exemples de pressions financières lourdes. Tel candidat au Sénat ou à la Chambre des représentants est sommé de faire allégeance à la politique israélienne s’il veut recueillir les fonds nécessaires à sa campagne. Tel autre voit les portes de ses « sponsors » se refermer. Ce n’est pas le cas en France. En revanche, des relais d’opinion, pour dire les choses élégamment, souvent journalistes ou intellectuels médiatiques, ou des politologues, mènent la bataille idéologique dans les médias. Il s’agit rarement d’un soutien explicite à Israël, et moins encore de campagne auprès des élus pour que la France aide Israël. Le plus souvent, il s’agit de pratiquer des amalgames, par exemple entre Al-Qaïda et le Hamas. Le grand fourre-tout du « terrorisme » est bien utile à la cause. Suggérer que le principal obstacle à la paix est toujours du côté palestinien (quand ce n’est plus Arafat, c’est le Hamas, mais ce n’est jamais la colonisation). Développer une psychose sur une menace islamiste généralisée (la récente soirée d’Arte organisée par le journaliste Daniel Leconte voir Politis n° 966 était à cet égard caricaturale). Et, bien sûr, assimiler tous ceux qui critiquent la politique israélienne à des antisémites.
Aujourd’hui, multiplier les mises en garde sur la montée en puissance de l’Iran, préparer l’opinion à une attaque contre ce pays, et en règle générale, inscrire notre vision du monde dans la grille de lecture qui est celle des néoconservateurs américains, en plaidant pour une solidarité occidentaliste et un retour de la France dans l’Otan, tout cela contribue à nous aligner idéologiquement sur Israël. Mais cela passe d’abord par un alignement sur les États-Unis. Ce qui confère au lobby pro-israélien de ce pays un poids international considérable. Cependant, la récurrence et la profondeur de cette culture médiatique en France mêlent trop de facteurs (islamophobie rampante, héritage des guerres coloniales, paresse intellectuelle, ethnocentrisme, fascination pour l’Amérique) pour que l’on puisse y voir la marque d’un lobby qui n’agirait qu’en regard des intérêts d’Israël.
[^2]: Citation extraite de la Défense des intérêts de l’État d’Israël en France, de Marc Hecker, L’Harmattan, 2005.