Être journaliste au pays de Poutine

« Novaïa Gazeta », le journal d’Anna Politkovskaïa, assassinée il y a un an, poursuit son combat pour l’information dans un paysage médiatique sinistré et dangereux. Reportage.

Claude-Marie Vadrot  • 4 octobre 2007 abonnés

Ce jour-là, Olga Bobrova part enquêter sur des violences policières commises à Alexandrov, ville d’environ 80 000 habitants, à une centaine de kilomètres au nord-est de Moscou. Comme une équipe de la télévision allemande l’accompagne, le voyage se fait en voiture. Autrement, elle se déplace en train et à pied, seuls moyens de transport que le journal qui l’emploie, Novaïa Gazeta, peut s’offrir. L’itinéraire passe par une campagne qui compte moins de troupeaux qu’avant la chute de l’URSS, mais plus de friches et de jardins particuliers avec des poulaillers bricolés. À chaque fois que je traverse cette région, je constate l’extension de la déprise agricole et un retour à une petite autonomie de subsistance. Les ruraux de l’URSS n’étaient pas riches. Désormais, les ruraux de la Russie sont souvent pauvres, et cela se voit. Dans les villages, près de Pereslav notamment, il n’y a toujours pas d’eau courante dans la plupart des isbas, et les services de bus disparaissent.

Illustration - Être journaliste au pays de Poutine


Hommage à la journaliste assassinée Anna Politkovskaïa,
« conscience du pays ». MARMUR/AFP

Dans les faubourgs d’Alexandrov, nous rencontrons Aliana, une femme qui se plaint des violences policières dont son fils de 26 ans a été victime, et tente d’organiser la résistance face à l’emprise des forces de l’ordre. «~Le problème , m’explique Olga Bobrova, n’est pas seulement celui de cette femme, mais d’une milice qui se croit tout permis, y compris la corruption. Personne n’ose protester. Nous avons été prévenus par un article dans un journal local confidentiel et un petit site Internet. L’affaire est classique, nous allons en faire un cas exemplaire. Pour une sombre histoire de portable volé, le fils d’Aliana a été frappé par des policiers. Le jeune a été innocenté, mais la plainte contre la police a été classée. Des policiers sont aussi impliqués dans des rackets. » Deux mécanos, dont un Caucasien, racontent comment d’autres policiers leur ont extorqué de l’argent en les menaçant. Malgré un tabassage en règle dans un cimetière, ils veulent récupérer leur argent et faire condamner les coupables.

Olga note, vérifie, puis décide d’aller voir la police, au centre-ville, au bout de l’avenue Lénine, sur la place où Vladimir Illich trône toujours, entre le commissariat, l’immeuble du procureur et le palais de justice. Une bonne heure d’attente, puis le commissaire la reçoit, et lui explique avec un sourire ironique que les deux affaires sont closes. Plus tard, le procureur avoue son embarras à la journaliste~: il sait que des policiers sont coupables, il connaît leurs noms, mais les enquêtes sont terminées, il ne peut rien faire, sauf espérer une réouverture des dossiers. Plus avenant que le commissaire, il botte quand même en touche. Commentaire d’Olga~: « Situation classique, il faudrait que davantage de citoyens se manifestent, mais ils ont peur. Peur du maire, peur de la police. Nous allons raconter toute l’histoire. »

Retour à Moscou. Nous croisons des kilomètres d’embouteillages. Les mêmes que le matin, dans l’autre sens~: cette capitale d’une douzaine de millions d’habitants, enserrée dans un périphérique de 109 kilomètres, étouffe sous les pots d’échappements. Plusieurs fois par semaine, des milliers d’habitants de la banlieue passent entre trois et quatre heures au volant pour venir travailler et repartir. Pollution maximale, d’autant que les vieux camions soviétiques cracheurs de fumées noires roulent toujours et que les rues comptent une proportion de 4×4 inégalée. Mais l’écologie n’est pas une priorité~: Vladimir Poutine a supprimé le ministère de l’Environnement à son arrivée au pouvoir, il y a sept ans. Et à Novaïa Gazeta , les journalistes reconnaissent qu’ils ne traitent guère le sujet~: « Il existe tellement d’autres urgences… »

Ce journal, qui regroupe une trentaine de permanents, plus des pigistes et des correspondants en province, se bat le dos au mur dans un paysage médiatique sinistré et dangereux. 260 journalistes de ce pays ont été victimes de mort violente ou suspecte au cours des dix dernières années, d’après l’Union des journalistes russes. Les coupables ont rarement été trouvés et encore plus rarement condamnés. Les régions sont encore plus dangereuses que Moscou.

« La situation politique est de plus en plus difficile, explique Vitali Yaroshevsky, rédacteur en chef adjoint, pilier du journal depuis quinze ans *. D’abord, on tue des journalistes, ensuite le pouvoir nous surveille de plus en plus, nous perdons notre publicité, car figurer parmi nos annonceurs est très mal vu, et notre titre est interdit de télévision. Quand nous sortons une affaire et que, par hasard, l’un de nos journalistes est interviewé, les présentateurs oublient de mentionner le nom du journal. Au moment de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, l’année dernière, plusieurs journaux télévisés ont réussi à commenter l’information sans le citer ! Et la chaîne NTV a consacré un débat au drame sans inviter quiconque de la rédaction. Les gens du Kremlin nous lisent très attentivement, et quand ils se fâchent, ils organisent un contrôle fiscal. »*

Vitali Yaroshevsky dirige le service société et gère les correspondants en province : « Ce sont des gens courageux. Les autorités essaient de les acheter, et lorsqu’ils sont emprisonnés, comme récemment à Omsk sur ordre du gouverneur, nous les défendons.~» Le danger~? Comme tous les autres, il ne veut pas y penser~: « Après le meurtre d’Anna, personne n’a quitté la rédaction, même les jeunes femmes qui ont des enfants. »

Victoria Ivleva, grand reporter, auteur d’une série de reportages sur les quatorze anciennes républiques de l’Union soviétique, est l’une d’elles. Le 17 décembre 2006, deux mois après l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, elle a organisé une manifestation silencieuse de femmes journalistes devant la mairie. Elles n’étaient que quelques centaines, et la télévision et le pouvoir les ont accusées de faire du tort à la fête des «~pères Noël » organisée le même jour par le parti de Vladimir Poutine, où 70 000 jeunes militants étaient déguisés. Elle sourit tristement : « Vous voyez où ils en sont arrivés~? » À ses côtés, son fils Philippe, onze ans, arborait une pancarte : «~Ne tirez pas sur ma maman. » Comme Ignace, son frère âgé de 13 ans, il était terrorisé par le sort d’Anna…

Dimitri Mouratov, directeur de la rédaction, avoue~: « Quand c’est arrivé, j’ai eu envie de tout envoyer promener. Aucun organe de presse ne vaut trois vies : nous avions déjà perdu deux journalistes, dont un rédacteur en chef. Mais Mikhaïl Gorbatchev m’a répété qu’il fallait tenir, que nous ne pouvions pas abandonner. La rédaction était majoritairement de cet avis, les lecteurs nous le demandaient, alors nous avons continué. Nous sommes lus par des gens qui sont la véritable élite de ce pays, des gens qui savent que la nouvelle bureaucratie gouvernementale de l’argent est la même que l’ancienne bureaucratie du Parti. Nous continuerons donc à surveiller férocement le pouvoir, tant qu’on aura besoin de nous. » Il se retourne, détache une carte de visite d’un petit carnet, et nous la tend : « C’est celle d’Anna, j’ai tenu à ce que tout le monde ait la même, toute simple, en papier. Il n’y a pas de vedettes ici, que des journalistes animés par la force de l’habitude et de la passion. »

Cette passion, et la certitude de rester pratiquement les seuls debout face à une presse et une télévision aux ordres du Kremlin, se retrouve dans tous les bureaux, au coeur de tous les reportages. Cette semaine-là, le journal a ironiquement titré sur l’Église orthodoxe, « qui bénit les reliques nucléaires » . Parce qu’à la cathédrale de Moscou, la hiérarchie dévouée au Président a prié pour les missiles nucléaires du pays. Un pope courageux a signé l’un des articles, et une journaliste a expliqué que, désormais, on pouvait tout faire bénir ­ moyennant finances ­ par un pope~: voiture, appartement, engin militaire ou datcha… L’événement symbolise la dérive nationaliste et militariste du pays. Dans les cercles du pouvoir, et évidemment au Patriarcat, l’article a déplu. Conclusion~: « On va recommencer , c’est un sujet sensible. » De même, le journal se moquera encore des manifestations des « Jeunes pour Poutine », qui, au mois d’août, ont organisé une manifestation pour brûler des « strings, symboles de la décadence occidentale et responsables de la dénatalité » . Novaïa Gazeta n’a pas manqué non plus le reportage ricanant sur la « célébration de la procréation », organisée le 12 septembre, avec une journée de congé à l’appui pour donner le temps aux couples (légitimes) de s’y mettre, par le gouverneur d’Oulianovsk, la région d’origine de Lénine. Objectif~: repeupler la Russie.

« Nous sommes la dernière décoration d’une façade démocratique, soupire Sergueï Moulinne, responsable du service politique. La majorité des Russes ne se préoccupent plus de l’avenir. Nous sommes retournés à une époque brejnévienne. En ce temps-là, existaient quelques privilèges. Maintenant, il y a beaucoup d’immenses fortunes, mais plus de politique ni d’idéologie. » Dans le journal du lendemain, il publiera la liste de tous les députés qui viennent de passer dans le camp de Poutine pour être certains d’être réélus le 2 décembre. Il énumère aussi les faux partis d’opposition, dans lesquels il range le Parti communiste. Il a l’air las de ceux qui pensent le combat perdu, mais ne renoncent pas pour autant…

Sergueï Moulinne est interrompu par la voix puissante de Dmitri Mouratov, qui appelle à la conférence de rédaction, comme tous les jours à onze heures. Ils se retrouvent à une vingtaine dans l’alcôve qui prolonge la pièce circulaire sur laquelle donnent de nombreux bureaux. Au mur une petite photographie d’Anna. La conférence commence par la critique du dernier numéro. Page 3, pas de problème. Demander la mise en jugement des commanditaires de l’assassinat de l’un des journalistes le 12 mai 2000 était une bonne idée : « Les exécutants ont enfin écopé de vingt-cinq ans de prison, mais les donneurs d’ordre, y compris l’ancien gouverneur, n’ont pas été inquiétés. »

Dmitri Mouratov réclame ensuite des sous-titres plus gros et reproche à la page politique d’être trop grise. Puis lance~: « Nous ne sommes pas assez vivants, trop de papiers sont faits au téléphone, il faut bouger des bureaux. » Chacun se défend~: à l’extérieur, les rebuffades sont nombreuses. Quand elle entend dire que la page qu’elle a consacrée aux nouveautés de la rentrée à la télévision n’abordait pas les programmes politiques prévus pour les élections, Natalia Rostova proteste~: « Aucune chaîne n’a voulu me répondre ! »

La conférence se termine sur Pavarotti, qui, finalement, ne fera pas la «~der~» (dernière page) du prochain numéro~: « D’abord, il n’est pas russe, dit Mouratov, ensuite, on sera trop loin de sa mort. Je ne pense pas que, comme pour la mort de Vladimir Vissotsky
[^2]
en juillet 1980, les gens ouvriront les fenêtres pour diffuser ses cassettes pendant le passage de son cortège. Ça, c’était fantastique~! »

À 46 ans, Dmitri est l’une des mémoires du journal. De même que Zoïa Erochov, qui faisait partie de la cinquantaine de journalistes qui ont quitté, ensemble, la Komsomolskaïa Pravda , le 13 novembre 1992~: «~Nous voulions inventer un journal indépendant, un journal normal avec des gens normaux, pas un journal apolitique, car prétendre qu’on ne s’occupe pas de politique, ce n’est pas respecter les lecteurs~; le premier numéro est sorti six mois plus tard mais, comme il faut bien vivre, nous n’étions plus que la moitié. En février 1995, on a arrêté de paraître six mois, faute d’argent, parce que nous refusions toutes les propositions de rachat par des oligarques. Sous Eltsine, le pouvoir a plusieurs fois tenté de nous faire fermer. Quand Poutine est devenu Premier ministre, nous avons affronté le procès d’un banquier, Pougatchev, qui nous réclamait un million de dollars et se vantait de le tutoyer. Que nous existions encore tient du miracle. Mais il ne faut pas croire que nous sommes heureux d’être pratiquement seuls, désormais, à essayer de dire la vérité. Il nous faut de la concurrence. Il faudrait que d’autres cessent d’avoir peur. »

Pour être admis dans les conférences de presse, réussir leurs reportages, boucler les fins de mois et celles du journal, et résister aux pressions, les journalistes de Novaïa Gazeta se battent chaque jour. Comme le raconte Roman Shleynov, responsable des investigations, enquêter sur les questions de corruption et sur les entreprises que dirigent les politiques est risqué~: « La plupart des députés sont des hommes d’affaires, toute la famille, tous les amis de Poutine sont dans les affaires. On sait que la femme de Serguei Ivanov, le vice-Premier ministre, a des intérêts chez Alcatel. Tous les Russes savent que leurs dirigeants sont mêlés à des affaires financières, mais il n’y a plus d’opinion publique constituée, presque tout le monde s’en fout. Cela ne nous empêche pas de continuer à prendre des risques.~»

«~On continue.~» C’est un leitmotiv dans tous les bureaux. En une phrase, Zoïa traduit ce que j’ai pu observer toute la semaine : *« Nous sommes des optimistes irrationnels… Il faut éviter de penser au pire. »

[^2]: Célèbre chanteur dissident des années 1970, qui était alors le mari de Marina Vlady.

Monde
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