« Il fallait que ce musée existe »
Spécialiste d’histoire coloniale et d’histoire de l’immigration, Benjamin Stora* a accepté de visiter pour « Politis » la toute nouvelle Cité nationale de l’histoire de l’immigration.
dans l’hebdo N° 973 Acheter ce numéro
La Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) a ouvert ses portes le 10 octobre dernier dans le palais de l’ancien musée des Arts africains et océaniens. Voulu par André Malraux alors ministre de la Culture du général de Gaulle, ce musée avait ouvert en 1960, à l’heure des indépendances des anciennes colonies françaises, dans ce qui était à l’époque le musée de la France d’Outre-mer, qui, en 1935, avait lui-même succédé au musée des Colonies et de la France d’extérieur. Celui-ci pérennisait, dès 1932, le temporaire palais des Colonies construit en 1930 pour la fameuse « Exposition coloniale internationale », qui devait se tenir dans la capitale de « l’Empire français » de mai à novembre 1931.
Benjamin Stora devant la CNHI. OLIVIER DOUBRE
En pénétrant dans ce beau bâtiment de 16 000 mètres carrés conçu par l’architecte Albert Laprade, l’historien Benjamin Stora rappelle la raison d’être de sa construction au début des années 1930 : « Il se voulait le clou de l’Exposition coloniale de 1931, qui fut une véritable ode à la colonisation française. En effet, alors qu’on fêtait le centenaire de la conquête de l’Algérie, le joyau de l’Empire, cette Exposition était un instrument de propagande, destiné d’abord à faire connaître les colonies aux Français de métropole, qui voyageaient très rarement à l’époque et n’avaient aucune idée des terres que la France avait conquises. » Une plaque imposante dans le grand hall d’entrée annonce ainsi que cette construction fut « inaugurée le 6 mai 1931 par Gaston Doumergue, président de la République, Paul Reynaud, ministre des Colonies, et le maréchal Lyautey, commissaire général de l’Exposition coloniale internationale »…
Benjamin Stora rappelle le succès de cette exposition avec près de trente millions de visiteurs, « même si ce chiffre s’explique en partie par le fait que nombre d’entre eux l’ont vue plusieurs fois » . La France fête alors en grande pompe sa puissance impériale, cent ans après la colonisation de l’Algérie et, surtout, quelques années après l’écrasement, au nord du Maroc, de la révolte d’Ab-del-Krim en 1925, durant ce qu’on va appeler la « guerre du Rif ». « Toutefois , ajoute l’historien, on a oublié aujourd’hui qu’une contre-Exposition coloniale a eu lieu simultanément à Paris, organisée par des anarchistes (comme Daniel Guérin), les surréalistes (Breton et à l’époque Aragon) et le PCF, qui était alors très anticolonialiste. Il s’agissait de dénoncer la violence coloniale envers les peuples soumis, même si cette exposition a eu un succès bien moindre. »
Après avoir gravi les larges escaliers jusqu’au deuxième étage, Benjamin Stora s’arrête devant les douze grandes cartes qui, suspendues depuis le plafond, accueillent les visiteurs de la CNHI et retracent l’histoire, depuis le milieu du XIXe siècle, des grandes vagues migratoires à travers la planète. Sur l’une des premières, on aperçoit clairement le faible apport de la population française à l’immigration en Amérique, en particulier aux États-Unis, au contraire des Italiens, Allemands, Espagnols, etc. « C’est très bien d’avoir présenté cette réalité en ouverture de cette exposition , constate Benjamin Stora, car les déplacements des Français demeurent surtout, jusqu’à la guerre de 1939-1945, internes à la métropole. C’est l’exode rural, dans une France assez provinciale, très attachée à ses terroirs. L’immigration est alors transfrontalière, en provenance des pays immédiatement voisins du territoire français. » Sur les deux cartes suivantes, on observe les premières vagues migratoires vers l’Hexagone, constituées d’abord par les Belges dès 1850, puis par les Italiens à partir de 1880 et des Espagnols en moins grand nombre. Les Polonais arrivent rapidement ensuite. « Cette faible mobilité va avoir une influence sur la façon dont la France va opérer sa politique de peuplement de ses colonies, en particulier en Afrique du Nord : les Européens qui vont là-bas sont ou bien des bagnards, des Républicains déportés après la Révolution de 1848, des Communards après 1871, qui seront envoyés jusqu’en Nouvelle-Calédonie, ou bien des Espagnols et des Italiens, qui sont les colons les plus nombreux, en Algérie notamment. On parle souvent du décret Crémieux qui a fait français les Juifs d’Algérie, mais on oublie le décret de 1889, qui a naturalisé les Espagnols et les Italiens qui s’étaient installés de l’autre côté de la Méditerranée, en « terre française »… »
Quelques mètres plus loin, la première salle est composée de deux grandes installations essentiellement composées d’objets de provenances diverses, amenés dans les valises dont certaines sont elles-mêmes exposées des immigrés arrivés en France. Une sorte de bric-à-brac avec couvertures berbères, cafetières italiennes, jeux africains, photos de la famille restée « au pays ». Benjamin Stora s’étonne de la présence d’une affiche pour un concert d’Enrico Macias : « Je ne vois pas le rapport, sauf à vouloir dire que les Juifs d’Algérie rapatriés en 1962 sont eux aussi des « immigrés » : pourquoi exposer cela ici ? »
Une première table « interactive » présente, quand le visiteur l’éclaire en appuyant sur un bouton, les grandes dates des réactions d’hostilité à l’arrivée des vagues successives d’immigration : émeutes anti-italiennes d’Aigues-Mortes en 1893, manifestations contre les travailleurs belges dans le nord de la France au début du XXe siècle, antisémitisme durant l’Affaire Dreyfus, campagnes « contre les métèques » des années 1930 avec leur slogan plein de haine de « la France aux Français » … En face, un grand panneau montre l’apport des populations immigrées à la culture française, avec, notamment, le travail de la physicienne originaire de Pologne Marie Curie, qui découvre la radioactivité au tournant du XXe siècle. Benjamin Stora se réjouit de cette présentation : « Il y a sans doute des maladresses ou des lacunes, mais l’ouverture de ce lieu est très importante, puisque c’est la première fois que la France offre un espace qui aide à penser un phénomène capital dans l’histoire de ce pays. »
Les tables suivantes sont consacrées à la question du travail (on découvre, accrochées aux murs, les célèbres affiches de l’atelier « populaire » des Beaux-Arts de Mai 68 appelant à l’unité des travailleurs français et immigrés), à la contribution de l’immigration dans l’armée française durant les deux guerres mondiales, l’apport de mots d’origine étrangère dans la langue française, lié à la venue d’immigrés, ou encore leur contribution dans le domaine culturel.
Sur la table consacrée aux sports, Benjamin Stora s’arrête sur une photo de France Soir qui montre quelques-uns des joueurs de l’équipe de France de football d’origine algérienne qui ont rejoint le FLN en 1958. La photo est légendée ainsi : « D’abord champions, aujourd’hui fellaghas » ! L’historien remarque alors qu’à part en quelques rares endroits incontournables , « la question coloniale est largement gommée de l’exposition, qui, précise-t-il, cherche surtout à positiver le rôle de l’immigration. Pourtant, il est absurde de considérer l’immigration en France comme la simple somme de vagues successives de populations d’origines diverses qui s’additionneraient au fil du temps : à partir de 1960, ceux qui proviennent des territoires de l’ancien Empire ont une spécificité très marquée qui est malheureusement occultée ici. Cependant, ce musée est encore en cours d’installation, et j’espère juste qu’ils ont simplement remis à plus tard les questions qui fâchent ! » En effet, s’il y a très peu d’allusions à la guerre d’Algérie, la question du racisme aujourd’hui, la bataille pour les papiers et toutes les mesures répressives telles que les expulsions ou les centres de rétention n’apparaissent quasiment pas non plus. « Mais je le répète , conclut l’historien, c’est très bien que ce musée ait enfin ouvert ! »
Avant de quitter l’étage de l’exposition permanente, intitulée « Repères », nous pénétrons dans une des coursives qui surplombent le « forum » du rez-de-chaussée, où se tiendront les débats organisés par la CNHI. Rien n’y est exposé, à part une vitrine où l’on découvre l’acte officiel de naturalisation d’un immigré italien du nom de… Louis Cavanna. Nous sommes dans la « galerie des dons », qui exposera à l’avenir les objets que les visiteurs peuvent offrir ou prêter à la Cité : l’humoriste et écrivain libertaire, fondateur de Charlie-Hebdo , Cavanna, est le premier à avoir fait un don de ces documents qui retracent l’arrivée et les étapes de l’intégration de ses aïeux à la « nation française ». « C’est une belle idée que d’exposer ce qui correspond à un don au pays d’accueil ou d’adoption , note, enthousiaste, Benjamin Stora, il faudra revenir dans quelque temps pour voir ce qui aura été apporté par les gens ici… »