J’ai mal au boulot
Avec la réforme des régimes spéciaux et la conférence sur l’amélioration des conditions de travail, un mal-être invisible fait irruption sur la scène publique : celui de la « pénibilité », aujourd’hui plus souvent psychique que physique.
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Le 11 septembre, à Rennes, Nicolas Sarkozy assénait : « La vérité, c’est qu’il existe des régimes spéciaux de retraite qui ne correspondent pas à des métiers forcément pénibles, et qu’il existe des métiers pénibles qui ne correspondent pas à un régime spécial de retraite. » La phrase est astucieuse et reprise partout dans la presse. Mais jamais expliquée. Car qu’entend au juste le Président par « métiers pénibles » ?
Dans une société de l’apologie de la réussite individuelle, la mise en échec est devenue une maladie honteuse.
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Cette fameuse « pénibilité au travail » est en réalité un casse-tête qui oppose et divise jusqu’aux syndicats. D’un côté, il y a la pénibilité éprouvée au quotidien par vingt millions de salariés ; de l’autre, celle reconnue par la loi et qui intervient directement dans la question des retraites. Cette dernière acception reconnaît seulement trois critères justifiant d’un départ anticipé à la retraite. D’abord, le travail « à risque », au cours duquel le salarié évolue dans un environnement toxique, potentiellement cancérogène. Ensuite, le travail de nuit, qui peut à long terme entraîner des troubles du sommeil ou d’autres pathologies. Enfin, les efforts physiques intenses, qui ont des incidences sur la qualité de vie du futur retraité.
Cette définition de la pénibilité repose sur un principe rationnel : un salarié qui a cotisé toute sa vie pour sa retraite est légitimement en droit d’en profiter pleinement en bonne santé , et proportionnellement aussi longtemps que les salariés bénéficiant d’une espérance de vie supérieure. Une gageure quand on sait qu’un cadre vit en moyenne sept ans de plus qu’un ouvrier du bâtiment !
Ces critères objectifs ne s’intéressent donc qu’aux traces de la pénibilité dans « l’après-travail », et n’ont, de fait, rien à voir avec le rapport subjectif d’un salarié à sa profession. « La pénibilité prise en compte dans la négociation des départs en retraite n’est pas celle qui fait qu’un travailleur en a marre de travailler , souligne l’ergonome et spécialiste de la santé au travail Serge Volkoff [^2]. Il vaudrait mieux parler de « travail à risque à long terme », plutôt que de « pénibilité », qui renvoie au vécu immédiat de la personne. » De quelle pénibilité le chef d’État parle-t-il alors ?
C’est bien de cette confusion sémantique que Nicolas Sarkozy semble tirer avantage. Surfant sur l’amalgame entre pénibilité reconnue et pénibilité ressentie, il condamne les supposés privilèges de 500 000 actifs bénéficiant des régimes spéciaux où entre en jeu la pénibilité reconnue, alors que tous, ouvriers, cadres, chefs d’entreprises, souffrent chaque jour d’une pénibilité ressentie ! Il est habile de créer un sentiment d’injustice et de diviser les salariés en entretenant le flou autour du terme pénibilité… Néanmoins, et probablement à son insu, cette bataille sur les régimes spéciaux a le mérite de poser une question d’importance. Celle d’une nécessaire redéfinition de la pénibilité au travail. Pour mieux l’appréhender, et ainsi mieux la combattre.
D’aucuns voudraient faire croire qu’elle a disparu. « Ce n’est pas la même chose de piloter un TGV et de conduire une machine à vapeur comme on le faisait au début du siècle précédent » , professait Nicolas Sarkozy toujours lui en bon relayeur de la vox populi . Soit. Mais de la mine à l’ordinateur, le travail a muté. La pénibilité aussi (voir reportage ci-contre). La charge physique semble avoir peu à peu laissé la place à un malaise plus diffus, plus intime. Il serait pourtant faux d’affirmer que la pénibilité physique s’est vue supplanter par la souffrance psychique. D’abord, la première est loin de s’être volatilisée, et la seconde… n’est pas franchement nouvelle.
Au début du siècle, l’organisation scientifique du travail met violemment le corps au centre des débats, et le corps seul, comme « point d’impact principal des nuisances au travail » , selon l’expression de Christophe Dejours, directeur du laboratoire de psychologie du travail au Cnam. Mais le taylorisme cherche déjà, et avant tout, à traquer les « flâneries » les temps de machine à café, dirait-on aujourd’hui observées dans les usines. Et ce, alors même que ces « opérations de régulation du couple homme-travail [étaient] destinées à assurer la poursuite de la tâche et la protection de la vie mentale du travailleur » , explique Christophe Dejours dans son ouvrage Travail, usure mentale . L’activité psychique, aussi bien que le corps, est donc neutralisée dès l’avènement du capitalisme industriel.
Reste que les bouleversements survenus dans l’organisation du travail et le monde de l’entreprise depuis une trentaine d’années n’ont fait qu’accélérer un transfert global de la pénibilité physique vers la souffrance psychologique. Curieusement, c’est avec l’arrivée de la gauche au pouvoir que se développe en France la survalorisation de l’entreprise, l’adhésion à ses valeurs, le surinvestissement au travail, pour « tous ensemble ! tous ensemble ! »… développer la production. C’est l’avènement de ce que le sociologue Vincent de Gaulejac [^3] appelle le « pouvoir managérial [qui] mobilise la psyché [et non plus le corps] sur des objectifs de production ». De là, découle tout un ensemble de techniques qui captent les désirs et les angoisses pour les mettre au service de l’entreprise. Souvent au grand bonheur des individus qui trouvent dans le travail le moyen d’une ultime « réalisation de soi ».
Mais c’était sans compter la crise des années 1990. Le retour de bâton est sans appel : augmentation des suicides, burn out , arrêts de travail, chômage volontaire… Au travail-plaisir se substitue son exact revers, le travail-souffrance. Ironie du sort, les coachs, les stages de développement personnel, la communication dans l’entreprise n’ont jamais été si florissants ! Quant aux causes de cette souffrance, elles sont aussi multiples que difficiles à identifier. Au niveau global, elles naissent de la dévalorisation du travail au profit des revenus du capital, de l’incertitude liée à une vision très floue de la concurrence internationale, de l’urgence inhérente à l’économie mondialisée, des licenciements insensés de salariés-Kleenex par des entreprises dégageant des marges bénéficiaires…
Le sentiment d’insécurité augmente à mesure que les repères s’effondrent. Au niveau micro-économique, la souffrance s’insinue via l’introduction de nouveaux modes de management créateurs de paradoxes, régissant désormais jusqu’aux boulots les plus ordinaires. Un seul exemple : la modernisation des services publics a entraîné une réorganisation du travail, engendrant des conflits de valeurs ingérables entre des logiques de service et des logiques utilitaristes. Une réorganisation qui a aussi fini de détricoter les collectifs de travail. « Dans cet univers absurde, le salarié doit, seul et en permanence, gérer des demandes contradictoires. Il n’a plus de critères pour savoir si son travail est « bien fait » ou non. C’est la cause d’une réelle souffrance intérieure » , souligne la sociologue Fabienne Hanique.
Et c’est bien là que le bât blesse. Si les symptômes de la souffrance au travail sont connus, ils ne laissent pourtant percevoir aucun dysfonctionnement préalable. La souffrance est invisible. Ineffable aussi. Parce que, dans une société de l’apologie de la réussite individuelle, la mise en échec est devenue une maladie honteuse. Parce que le travailleur n’a plus d’autre choix que d’être toujours plus productif, malgré le surcroît de charge et la pression continuelle (les 35 heures sans création de postes ou les réductions du nombre de fonctionnaires y sont pour quelque chose…). Pas le temps de penser le mal-être, de ménager un espace de dialogue, de l’exprimer. Enfin, la reconnaissance de la souffrance au travail, puisqu’elle touche toutes les catégories socioprofessionnelles, du machiniste de la RATP aux cadres de Renault, chamboule les traditionnels rapports de force et transcende les rapports de classe. D’où le malaise des syndicats, rétifs à s’emparer d’une pénibilité éminemment personnelle, et donc peu sujette à fédérer des collectifs de lutte. Pour Christophe Dejours, les organisations syndicales auraient même « contribué de façon malencontreuse à la disqualification de la parole sur la souffrance et, de ce fait, à la tolérance à la souffrance subjective » [^4]. Ou comment on a déshabillé Pierre pour habiller Paul.
Si les négociations menées actuellement aboutissent
[^5], elles pourraient entrouvrir la porte à une prise en compte du stress dans les pénibilités reconnues. La CFDT n’a pas manqué de noter que les pathologies dues au stress* « coûteraient en France la bagatelle de 413 millions d’euros en soins et de 279 millions d’euros en arrêts maladie ». Le Medef, qui plaide pour une approche individualisée de la pénibilité par l’intermédiaire de la médecine du travail, ne ferait pourtant qu’apporter une réponse individuelle à un problème collectif, isolant encore davantage le salarié dans sa souffrance. Mijo Isabey, responsable du dossier sur les retraites pour la CGT, estime quant à elle que le mal-être au travail doit être reconnu financièrement : « On sent un ras-le-bol chez les salariés qui demandent à partir en retraite plus tôt parce qu’ils n’en peuvent plus. Mais ce n’est pas la bonne réponse à donner à ce problème. Il faut une amélioration immédiate des conditions de travail. » C’est un premier pas vers la reconnaissance. Même si Frédéric Mispelblom [^6] , chercheur à l’université d’Évry, avertit : « Il n’y a pas de pénibilité en soi. Seules celles reconnues à certains moments de l’histoire « existent » : dans les mines, il a ainsi fallu du temps pour que la fierté des « gueules noires » se transforme en plainte. »
En somme, à l’instar du chômage qui a « fait » problème à partir du moment où il a touché les classes moyennes, on ne parlerait que des « nouvelles » pénibilités qui affectent les secteurs capables d’engager un rapport de force, donc d’en faire parler. Pour l’heure, le stress au travail est l’une d’entre elles. Même s’il n’est que la partie émergée de l’iceberg.
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[^2]: Serge Volkoff est directeur du Centre de recherches et d’études sur l’âge et les populations au travail (Creapt).
[^3]: La Société malade de la gestion, Vincent de Gaulejac, Seuil, 2005, 275 p.,19 euros
[^4]: Souffrance en France, Christophe Dejours, Seuil, « Point Essais », 7 euros.
[^5]: Une réunion a été programmée le 13 novembre sur la transcription en droit français de l’accord européen sur le stress au travail.
[^6]: Frederik Mispelbom Beyer est sociologue, auteur d’Encadrer, un métier impossible ?, Armand Colin, 2006, 301 p., 25 euros.