L’homme-icône

Quarante ans après l’exécution du Che, ordonnée par la CIA, son image est présente partout, depuis les forums sociaux jusqu’à la pub. Une récupération qui parvient à gommer la pureté et la dureté révolutionnaires de l’homme.

Olivier Doubre  • 11 octobre 2007 abonné·es

La scène se passe il y a quarante ans.Un homme à la tête de quelques dizaines de types traqués, sales, épuisés, au milieu d’une contrée inhospitalière de Bolivie, est abattu par un détachement de militaires guidés par un conseiller militaire américain appartenant à la CIA. Ernesto Guevara, dit le « Che », vient de trouver la mort.

Illustration - L’homme-icône


La récupération commerciale de l’image du guérillero se niche dans les endroits les plus improbables. LIMA/AFP

Médecin argentin, guérillero puis ministre de l’Industrie de Cuba après la prise de La Havane en 1959 par les barbudos de Fidel Castro, il fut de la soixantaine d’insurgés débarqués par miracle d’un petit bateau, le Granma , en provenance du Mexique, sur la côte sud de l’île par une mer déchaînée. Leur pilosité généreuse, qui contribue très vite à leur légende, provient de leur séjour de plusieurs années dans la Sierra Maestra, zone montagneuse au coeur de l’île caribéenne, avant qu’ils ne réussissent, dans une formidable marche sur la capitale, à renverser le régime corrompu du dictateur Battista, en place depuis plus d’une décennie. Mais, après cinq ans d’une vie de ministre, et souvent d’ambassadeur, ce fils de la bourgeoisie de Buenos Aires qui, à 20 ans, a découvert la pauvreté du continent latino-américain
[^2]
, décide de reprendre le chemin de la guérilla, seul mode d’existence où il lui semble vivre en adéquation avec son idéal.

Le Che est en effet un homme qui ne vit que pour ses idées : le seul plaisir qu’il s’accorde, outre la séduction de nombre de jeunes personnes de la gent féminine, est le cigare, pourtant formellement déconseillé à cet asthmatique chronique. Ascète de la lutte armée, goûtant volontiers la rudesse d’un mode de vie militaire, il rase sa barbe en 1965 et endosse un costume bien coupé pour rejoindre incognito la résistance congolaise contre le régime de Mobutu, dirigée par un certain Laurent-Désiré Kabila. Mais cette première expédition est un échec, le Che n’ayant d’ailleurs cessé sur place d’enrager contre la désorganisation et le laisser-aller des Africains engagés dans la rébellion. Après son retour à La Havane, il ne tarde pas à repartir pour les montagnes boliviennes, accompagné de quelques anciens de la Sierra qui tentent de rallier, comme ils l’avaient fait à Cuba durant les années de guérilla, les paysans pauvres exploités des haciendas . En vain. Le Che et ses hommes sont pourchassés sans relâche par l’armée bolivienne, encadrée par une CIA qui doit empêcher à tout prix qu’un second pays d’Amérique latine rejoigne le « camp socialiste »…

À première vue, pour les jeunes générations, la vie du Che pourrait appartenir à l’époque révolue de la guerre froide. On se souvient de son souhait, exprimé en 1964, de « créer un, deux, trois Vietnam » , dans le but d’épuiser la superpuissance capitaliste américaine. Pourtant, aujourd’hui, son portrait symbolise toujours la révolte de la jeunesse et la beauté romantique du martyr disparu, comme peu d’autres images de personnages célèbres. Une image contemporaine toutefois bien éloignée du sens que Guevara avait voulu donner à sa vie de combattant.

Or, chose étonnante, la transformation du Che en icône a débuté de son vivant : symbole de l’idéal révolutionnaire, il devient très vite aussi une sorte de « produit » visuel, d’autant plus rentable que le fameux portrait au béret orné de l’étoile provient d’un cliché libre de droits, du fait de l’engagement autant que de la naïveté de son auteur, Korda, le photographe officiel de la révolution cubaine. On le sait : cette photo est maintenant partout, déclinée en badges, T-shirts, reproduite sur des pochettes de disques ­ car il continue d’inspirer également de très nombreux chanteurs et musiciens­ mais aussi sur des assiettes, des briquets… Et cette abondance a sans doute affaibli son caractère contestataire initial.

Cette image, reproduite depuis à des millions d’exemplaires, fut d’abord donnée (au sens propre) en 1962 par Korda à Giangiacomo Feltrinelli, riche éditeur et militant italien, qui cherchait une image symbole de la jeune révolution pour imprimer un poster qui ornera bientôt des milliers de chambres d’étudiants gauchistes d’Europe et des États-Unis. Le succès est immédiat. Puis, à la mort du Che, le régime castriste lui-même l’utilise, cherchant à donner une image d’éternelle jeunesse à la révolution qui l’a porté au pouvoir, et pour tenter d’en dissimuler la dérive de plus en plus autoritaire. De nos jours, la plupart des touristes arrivant à La Havane depuis l’aéroport l’aperçoivent soudain, immense, sur la façade d’un des immeubles dominant la place de la Révolution.

Si Guy Debord a explicité le processus de banalisation des icônes ­ mêmes les plus subversives ­ qui peuplent notre « société du spectacle », Andy Warhol les a pour sa part représentées avec ses répétitions colorées de portraits (Mao, le Che, John Lennon ou Lenine…), pour bien montrer combien l’image gomme beaucoup de leur dimension contestataire. De même, la publicité s’est aussi très souvent emparée du personnage Guevara. Pourtant, le fameux portrait du Che, toujours arboré fièrement par de nombreux jeunes (ou moins jeunes) romantiques qui rêvent de changer le monde, le plus souvent de façon pacifique, fut pris un jour de grande colère du guérillero. En effet, en 1960, un bateau rempli d’armes vient d’arriver dans le port de La Havane pour donner à la jeune révolution les moyens de se défendre. Mais un commando d’opposants réussit à plastiquer le navire, privant le nouveau régime de sa précieuse cargaison. Le regard droit, inflexible, du Che, qui a couru jusqu’au port, est donc celui d’un homme furieux, sans doute enclin à la vengeance.

Si Guevara en lutte contre l’injustice est la dimension du personnage toujours revendiquée par ses innombrables admirateurs, pour le Che, ce combat passe obligatoirement par les armes, ce qui semble aujourd’hui bien loin des méthodes revendiquées par la plupart des militants. Néanmoins, en dépit des récupérations à caractère commercial, inévitables de nos jours, retenons d’abord, quarante ans après sa disparition, la volonté qui l’animait de changer radicalement le monde. Nous en avons bien besoin aujourd’hui.

[^2]: Son Voyage à motocyclette vient d’être réédité aux éditions Mille et Une Nuits, « Essais », 224 p., 14 euros.

Idées
Temps de lecture : 6 minutes

Pour aller plus loin…

Philippe Martinez : « La gauche porte une lourde responsabilité dans la progression du RN »
Entretien 20 novembre 2024 abonné·es

Philippe Martinez : « La gauche porte une lourde responsabilité dans la progression du RN »

Pour Politis, l’ancien secrétaire général de la CGT revient sur le climat social actuel, critique sévèrement le pouvoir en place et exhorte les organisations syndicales à mieux s’adapter aux réalités du monde du travail.
Par Pierre Jacquemain
Thiaroye, un massacre colonial
Histoire 20 novembre 2024 abonné·es

Thiaroye, un massacre colonial

Quatre-vingt ans après le massacre par l’armée française de plusieurs centaines de tirailleurs africains près de Dakar, l’historienne Armelle Mabon a retracé la dynamique et les circonstances de ce crime odieux. Et le long combat mené pour briser un déni d’État aberrant.
Par Olivier Doubre
L’intersectionnalité en prise avec la convergence des luttes
Intersections 19 novembre 2024

L’intersectionnalité en prise avec la convergence des luttes

La comédienne Juliette Smadja, s’interroge sur la manière dont les combats intersectionnels sont construits et s’ils permettent une plus grande visibilité des personnes concernées.
Par Juliette Smadja
États-Unis, ramène la joie !
Intersections 13 novembre 2024

États-Unis, ramène la joie !

La philosophe, professeure à l’université Paris VIII et à la New-York University, revient sur les élections aux Etats-Unis et examine l’itinéraire de la joie dans un contexte réactionnaire : après avoir fui le camp démocrate, c’est désormais une émotion partagée par des millions d’électeurs républicains.
Par Nadia Yala Kisukidi