Des vies confisquées

Dans le nord de la Colombie, les populations indiennes et paysannes sont ballottées par une guerre qui dure depuis un demi-siècle. Un million de personnes ont été déplacées en un an. Les groupes paramilitaires font la loi. Reportage.

Françoise Escarpit  • 8 novembre 2007 abonné·es

À la une du Pilon de Valledupar, une photo montre un sac plastique contenant un corps, « celui d’un guérillero mort au combat », selon une déclaration de l’armée . À la radio locale, cela fera un sujet rapide évoquant un affrontement entre l’armée et la guérilla. C’est par ce biais que les familles apprennent la mort d’un des leurs. La victime est généralement interceptée par des militaires sur le chemin de son travail. Paysan partant au champ, étudiant se rendant en cours, responsable local en route pour la mairie…

Certains guérilleros sont violemment traînés hors de leur domicile, devant femme et enfants, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. On les retrouve loin, criblés de balles, portant parfois des signes de torture, vêtus de vêtements militaires, des armes à la main, des tracts éparpillés autour d’eux : l’armée colombienne fabrique des preuves sans équivoque. Le corps est ensuite transféré pour être inhumé dans une fosse commune éloignée. Mention : « non identifié ».

Illustration - Des vies confisquées


Un combattant des Autodéfenses unies de Colombie, le principal groupe d’extrême droite paramilitaire.
ARANGUA/AFP

Pour la famille du disparu commence alors un chemin de croix pour retrouver le corps, l’identifier, obtenir sa restitution et, quand elle en a le courage, déposer plainte pour permettre l’ouverture d’une enquête et, éventuellement, la tenue d’un procès… Ce scénario se reproduit un peu partout dans le pays, couvert par une chape de silence engendrée par la peur. Les défenseurs des droits humains, les avocats, les dirigeants indiens et paysans et les militants communautaires vivent sous une menace de mort permanente. Des centaines de cas d’exécutions extralégales, imputables à la seule Force publique (armée, police, services de renseignement…), sont dénoncés et restent, pour la plupart, impunis.

Ce matin, la brume empêche de voir le sommet de la Sierra Nevada de Santa Marta, qui domine Valledupar. Au pied du massif, sur les bords du rio Guatapuri, la capitale du département du César est une petite ville d’apparence tranquille qui ne s’anime guère qu’au mois d’avril avec le festival du vallenato . L’accordéon y accompagne des chanteurs qui racontent des histoires de la vie, naïves ou violentes.

Valledupar a vu grandir Ricardo Palmera et Rodrigo Tovar. Le premier, en 1985, a participé à la création de l’Unité patriotique (UP), parti qui a concentré l’espoir de toute une génération après les accords signés par le président Belisario Betancur et les Forces armées révolutionnaires de Colombie ­ Armée du peuple (Farc-EP). Ces accords prévoyaient le retour de la guérilla à la vie civile par l’entremise de ce parti, qui se voulait une alternative au traditionnel partage du pouvoir entre libéraux et conservateurs. L’expérience de l’UP a fini dans un bain de sang, avec plus de 5 000 morts et disparus. Une guerre sale qui a poussé Ricardo Palmera, devenu Simon Trinidad (actuellement détenu aux États-Unis), dans la lutte armée. Rodrigo Tovar, lui, est devenu paramilitaire sous le nom de Jorge Cuarenta. Il a officiellement déposé les armes, mais il compte toujours à sa solde des milliers d’hommes et sème la terreur dans la région et au-delà.

En ce mois d’octobre, malgré la chaleur, les rues se vident dès neuf heures du soir, et seuls quelques bars déversent une musique bruyante tard dans la nuit. Les belles maisons se cachent loin du centre-ville, écrasé par l’énorme bâtiment de la banque agricole. Un peu partout dans la montagne et la campagne, on voit des plantations qui en ont fini avec le coton et l’élevage, naguère richesses du César, et préfèrent la coca.

Sur les flancs de la sierra, réserve de biosphère depuis 1979, vivent, coincés entre guérilla, armée et paramilitaires, plusieurs groupes indiens, Wiwas, Koguis, Arahuacos et Kankuamos, dont certains payent depuis des années un tribut de sang à la guerre intérieure. Ils doivent fuir leurs territoires, trop convoités par les narcotrafiquants mais aussi par des multinationales intéressées par les réserves d’eau et les ressources naturelles. Sur l’autre flanc, la Sierra plonge vers la mer caraïbe.

Au nord-est, s’étend la péninsule de la Guajira, bout du monde, terre des Indiens wayuu, où le gouvernement et les transnationales fomentent des « mégaprojets » : du Cerrajon (la plus grande mine de charbon à ciel ouvert) aux salines de Manaure ; des projets de la Texaco (de construction d’un gazoduc et d’exploitation du pétrole) à l’installation d’un parc éolien à Jepirachi ; du développement du tourisme ethnique à l’implantation d’une base militaire à Punta de Cocos… Autant d’idées auxquelles ne sont pas associés les groupes indiens.

À l’Est, on aperçoit la sierra de Perija, frontière avec le Venezuela. Là encore, la guerre a vidé les villages. Dans les années 1980, les Farc-EP et l’Armée de libération nationale (ELN) y avaient des bases, et la population vivait tant bien que mal cette cohabitation. Quand, dans les années 1990, et récemment encore, les paracos (paramilitaires) ont nettoyé et occupé la sierra, ils ont massacré par centaines ceux qu’ils accusent d’avoir collaboré avec la guérilla, comme dans le village de Becerril et les hameaux alentour.

Ballottés par une guerre qui consume le pays depuis près d’un demi-siècle, hommes et femmes témoignent. Arély a perdu sept hommes de sa famille, fils, mari, frères. L’un est mort des mains de la guérilla, « il y a longtemps », dit-elle. D’autres tués par les paramilitaires. Aujourd’hui, les hommes sont exécutés sommairement par l’armée, qui fait du chiffre dans la lutte anti-guérilla aux dépens de la population civile. Accompagnée de sa soeur et de deux nièces, Arély trouve encore la force de demander justice, mais, en même temps, l’accablement la saisit. « L’armée contrôle tout, me menace… Nous avons déjà dû quitter notre village, notre terre. Les Aguilas Negras [nouveau groupe paramilitaire NDLR] ont volé notre bétail et, depuis deux ans, nous sommes esclaves sur des terres que nous cultivons gratuitement contre un peu de nourriture. » Pourtant, elle continue à refuser d’aller rejoindre les trois millions de déplacés intérieurs en Colombie, un million de plus en un an, selon les chiffres du Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU.

Juan a fait des heures de route pour venir parler de la mort de son frère, enlevé par un groupe de cinquante soldats en plein jour, alors qu’il allait ramasser des avocats. « Une heure plus tard, nous avons entendu trois coups de feu. Un quart d’heure après, il y a eu des tirs de mitrailleuses comme pour faire croire qu’il y avait un combat. Nous sommes allés jusqu’à l’endroit où étaient les soldats. Ils ont affirmé qu’ils n’avaient personne avec eux. On a juste vu l’âne de mon frère, mort. Le village s’est mobilisé. Il a fallu des heures pour qu’un colonel reconnaisse sa mort « par accident ». »

Sonia parle à voix basse, dans l’ombre : « Son fils a tout vu, à 4 ans, comment ils ont tué sa mère, ma fille, enceinte de six mois. Elle avait déjà trois enfants. Vous croyez qu’une femme qui fait autant d’enfants à un homme peut être guérillera ? Pendant un mois, je n’ai rien su ! Les soldats avaient laissé les enfants dans un foyer. Je me suis battue pour les récupérer, mais je ne peux plus vivre. C’est trop dur, l’image de sa fille morte, le ventre ouvert… »

Tous les témoignages parlent de jeunes, de couples, de paysans, d’instituteurs assassinés, de familles qui tentent d’obtenir justice. Ces histoires n’ont pas de fin. Il n’y a pas de poursuites, pas de coupables. Dans la région de Valledupar, comme ailleurs, la justice militaire bloque les enquêtes, la justice civile n’intervient que mollement et aboutit rarement malgré le courage de certains fonctionnaires locaux. L’État de droit n’existe plus. La guérilla, qui a perdu tout soutien populaire, ne semble guère intéressée que par l’accord humanitaire prévoyant l’échange de prisonniers. À plus haut niveau, le gouvernement, compromis dans le scandale des parlementaires liés aux paramilitaires, ne manifeste pas non plus de volonté politique pour avancer vers la paix et fait toujours obstacle à la médiation, officiellement acceptée par Alvaro Uribe, proposée par le président vénézuélien Hugo Chávez.

Monde
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