Diminuer le danger de mort

« L’Europe-puissance » est cette semaine notre « question qui fâche ». Selon Monique Chemillier-Gendreau, la réponse militaire ne protège pas du danger du terrorisme, elle l’accroît. C’est politiquement que l’Europe doit être plus puissante.
Retrouvez les autres contributions sur « ces questions qui fâchent à gauche » dans notre rubrique Idées et sur le site de la revue Mouvements.

Monique Chemillier-Gendreau  • 1 novembre 2007 abonné·es

Les relations internationales sont marquées depuis l’origine par la dialectique ami/ennemi et par les déferlements de violence qui en résultent. En effet, le découpage du monde en États souverains, inauguré à partir de la Renaissance, et leur droit régalien de faire la guerre ont conduit à des rivalités parfois meurtrières et à la possibilité de guerres d’anéantissement. Parallèlement, les dérives religieuses fanatiques l’ont emporté souvent, et l’emportent encore dans bien des sociétés, sur la raison. Cette situation a pris de nos jours des formes variées, dont la dernière en date est le phénomène aveugle du terrorisme. Les États y répondent en se clivant peu à peu en groupes opposés. Ils ouvrent ainsi la perspective périlleuse d’une guerre des civilisations.

Illustration - Diminuer le danger de mort


Le sous-marin nucléaire d’attaque « Saphir » après une plongée en Méditerrannée. MOCHET/AFP

Cette évolution se poursuit dans l’indifférence des dispositions de la Charte des Nations unies par lesquelles les États renoncent au recours à la force. Aussi les guerres et les violations massives des droits de l’homme restent-elles une dramatique composante des relations internationales. À une remarquable exception toutefois, celle de l’Europe. Ce continent, théâtre pendant des siècles de guerres d’une rare intensité, est entré depuis 1957 dans une paix durable avec la création de la Communauté économique européenne, transformée en Union européenne. L’intégration, d’abord économique et commerciale, a été doublée peu à peu d’étroites relations dans le domaine du développement des technologies, de la recherche, de l’information, de la culture. La mobilité des Européens se développe par étapes, en sorte que la paix semble irréversible. L’abolition de la peine de mort, clé d’entrée dans l’Europe, donne un indicateur fort d’une dimension désormais commune, celle du respect de la vie et de l’élimination de la violence entre les États membres.

Ces deux éléments pourraient laisser croire à la construction d’une communauté politique d’un genre nouveau, fondée sur la paix et les droits de l’homme. Il s’agit malheureusement d’un trompe-l’oeil. La mort que l’Europe semble épargner à ses habitants, elle l’exporte ailleurs sans états d’âme. Les économies des États d’Europe, surtout pour la partie occidentale du continent, sont des économies militarisées. Les industries d’armement européennes, florissantes, nourrissent l’exportation des armes qui alimentent elles-mêmes les conflits ailleurs.

Sans doute, les armées européennes ne sont-elles pas de taille à se mesurer à celle des États-Unis. Et cela a suscité des regrets lorsque des occasions ont surgi d’en prendre la mesure, comme en Bosnie ou en Afghanistan. La nécessité d’une Europe de la défense est alors évoquée, et le grand argument est celui du besoin de concurrencer sur le terrain de la capacité de combat les États-Unis, et bientôt la Chine, et peut-être la Russie, s’il est confirmé que celle-ci est à nouveau une grande puissance militaire.

Mais deux arguments doivent être discutés. Celui de la défense de l’Europe elle-même, d’abord. De quoi ou de qui l’Europe a-t-elle à se défendre ? Le risque de guerre entre Européens a été écarté par l’intégration. Les États-Unis nous attaqueraient-ils ? La Chine ? La Russie ? Avant d’organiser une défense, il faut identifier la menace s’il y en a une. Il ne s’agit pas d’interroger les devins, mais de mesurer les situations et les rapports de force existants. Dans l’ordre de la violence, il n’y a pas d’autre menace sur l’Europe que celle du terrorisme. Or, comme les États-Unis en font actuellement une éclatante démonstration, la réponse militaire accroît le danger au lieu de le réduire. Le chaos provoqué par les interventions en Irak (après douze années d’embargo), en Afghanistan, ou encore celui où est conduite la population palestinienne sont des gisements de barbarie à venir. Peut-on sérieusement espérer que parmi les enfants pris aujourd’hui dans ces tourmentes ne se trouvent pas les pépinières de terroristes de demain ?

Les partisans d’un renforcement des capacités militaires européennes développent un autre argument. La multiplication dans le monde entier des conflits, guerres civiles, massacres prolongés soutenus par des dictatures, entretenus par des trafiquants de drogue, d’or ou d’armes nécessiterait des interventions sur des terrains éloignés où l’Europe doit ou devrait participer à des opérations de maintien de la paix, onusiennes ou proprement européennes. Le cas du Darfour est donné en exemple. Il serait regrettable, dit-on, de laisser ces missions à d’autres pays. Ce second argument, plus convaincant en apparence que la seule nécessité de se protéger soi-même d’un péril indéterminé, ne doit pas davantage nous aveugler. Il repose sur un présupposé non démontré, à savoir que le règlement de tous les conflits, de toutes les violences et de toutes les crises politiques, économiques et culturelles qui alimentent ces situations tragiques à travers la planète serait assurément militaire et que le monde serait promis à une extension des situations d’insécurité appelant des réponses par les armes. Or, les armes sont le problème et non la solution. Le devoir de protéger les humains là où ils sont en danger ne justifie aucunement de faire de l’Europe une « Europe-puissance » au sens militaire du mot.

L’Europe doit refuser la dérive vers les rivalités sur ce terrain et vers les affrontements auxquels ces rivalités ne peuvent manquer de conduire. Elle n’est l’objet, elle-même, d’aucune menace militaire précise. On ne peut nier le besoin, dans des cas précis, d’interventions de maintien de la paix ou de protection des droits humains ou du droit humanitaire. Alors, une intégration militaire bien gérée peut conduire à un potentiel commun aux États européens, ciblé sur un type de situations, organisé et doté des armes adaptées, qui ne peuvent être des armes lourdes. Ce sont les moyens de transport en zones difficiles qu’il faut privilégier, pour faire parvenir la nourriture, les médicaments et les équipes médicales là où cela est indispensable, afin aussi de protéger les populations et de les évacuer lorsqu’elles sont menacées. Mais il s’agit de réponse en urgence et aucunement de solution de fond. Si les moyens de ce type de réponse doivent être disponibles, l’effort pour les réunir ne doit pas occulter ou retarder la volonté de régler par d’autres voies les situations affrontées.

Diminuer le danger de mort qui pèse sur tant d’humains, au lieu de l’accroître, voilà la question primordiale dans les relations internationales contemporaines. Il faut interrompre le mouvement continu d’exclusion de populations condamnées à une sous-existence. Or, cette masse d’humains superflus (selon l’expression d’Hannah Arendt) va croître inéluctablement si une réponse urgente n’est pas donnée aux trois périls les plus graves qui menacent l’humanité dans sa survie : la pauvreté, l’absence d’éducation et la dégradation du milieu. Il y faut un effort humain, financier et technologique considérable. Le monde ne peut accomplir cet effort sans y affecter les moyens qui sont actuellement mobilisés pour les armes. Il faut donc oser aborder la question de ce tournant décisif qui doit conduire d’industries de mort à des industries et des activités de vie, de protection de la vie, de qualité de la vie. Il faut oser en faire une question politique, alors qu’elle est verrouillée dans les débats par la préservation de l’emploi. Si l’on ne veut pas que les travailleurs paient le prix de la reconversion, il faut prévoir et mobiliser les moyens nécessaires.

Amorcer ce virage, voilà ce qui donnerait à l’Europe de la puissance, non pas celle de la force qui tue, mais celle de la sagesse qui soutient la vie. Il n’y a pas d’autre contre-pouvoir planétaire à celui des États-Unis que celui-là.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

Pour aller plus loin…

Carole Delga et Alexis Corbière : quelle union à gauche pour gagner ?
Entretien 3 décembre 2024 abonné·es

Carole Delga et Alexis Corbière : quelle union à gauche pour gagner ?

La présidente socialiste de la région Occitanie et le député de Seine-Saint-Denis échangent sur la gauche, leurs visions de l’unité, leur divergence sur la radicalité d’un programme et la manière de combattre le RN. Dialogue sans concession.
Par Lucas Sarafian
Noémie de Lattre : « Mon axe féministe, c’est la réconciliation »
Entretien 27 novembre 2024 abonné·es

Noémie de Lattre : « Mon axe féministe, c’est la réconciliation »

Dans son dernier spectacle, L’Harmonie des genres – « pensé pour les hommes » –, Noémie de Lattre revient sur le couple, la sexualité, les violences sexistes et sexuelles, la domination masculine et le patriarcat, avec les instruments de l’éducation populaire.
Par Salomé Dionisi
« Revue du Crieur », la fin d’un beau pari
Revue 27 novembre 2024 abonné·es

« Revue du Crieur », la fin d’un beau pari

L’originale revue coéditée par Mediapart et La Découverte publie son ultime livraison après dix ans d’existence, avec un beau dossier sur la tragédie en cours à Gaza. C’est aussi une nouvelle publication sur papier qui disparaît, rappelant les difficultés de ces acteurs importants du débat intellectuel.
Par Olivier Doubre
De quoi la grève du sexe est-elle le non ?
Intersections 25 novembre 2024

De quoi la grève du sexe est-elle le non ?

La journaliste et autrice féministe Élise Thiébaut analyse le mouvement coréen 4B, appelant à la grève de toutes les injonctions imposées par le patriarcat, et qui suscite un écho important aux Etats-Unis depuis la réélection de Donald Trump.
Par Élise Thiébaut