Éloge d’une laïcité intelligente…
Peut-on transmettre le fait religieux sans être religieux ?
J.-C. Attias et Esther Benbassa répondent par l’affirmative dans un ouvrage magnifique d’érudition et de pédagogie.
dans l’hebdo N° 978 Acheter ce numéro
Voilà un livre considérable, par son volume, par l’érudition de ses auteurs, et par son ambition. Son seul titre donne la mesure du champ qui est ici couvert : Des cultures et des dieux. Repères pour une transmission du fait religieux . Sous la direction de Jean-Christophe Attias et d’Esther Benbassa, une bonne vingtaine de spécialistes des religions se sont attelés à la tâche. Il est bien entendu question d’abord des trois grandes religions monothéistes, judaïsme, christianisme et islam (dans l’ordre chronologique), qui traversent notre culture et parfois agitent nos sociétés. Mais le lecteur trouvera aussi matière à approfondir sa connaissance de l’hindouisme et du (ou des) bouddhisme(s). Il découvrira des religions locales d’Afrique ou amérindiennes. Ou encore des cultes spécifiques et des syncrétismes mêlant grandes religions à des traditions autochtones.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : cet ouvrage imposant n’est pas, ou n’est pas seulement, une sorte d’encyclopédie du savoir religieux. C’est aussi un livre de combat. Ses auteurs y poursuivent un but qui nous est familier dans ce journal : ils militent pour l’enseignement du fait religieux à l’école. Ils sont convaincus que la connaissance du fait religieux est un impératif culturel. Bien plus encore : ils considèrent que c’est une nécessité politique pour qui ne veut pas tomber dans le piège idéologique du « choc des civilisations ». Et Attias et Benbassa ne font pas que « plaider » pour cet enseignement, ils le mettent immédiatement en pratique.
Le lecteur trouvera dans ce livre, au moins en filigrane, une critique sévère d’un certain laïcisme obtus qui ne veut pas savoir. Comme si la seule approche anthropologique ou culturelle de la religion pouvait avoir un effet contaminant. Chemin faisant, nos auteurs combattent un préjugé profondément ancré dans la tradition française. Car c’est une étude évidemment distanciée, et même matérialiste, de la religion qu’ils nous proposent. Lorsqu’ils explorent le judaïsme, ce n’est pas seulement dans son corpus originel, la Torah (l’Enseignement), les Neviim (les prophètes) et le Ketuvim (les Écrits), ni seulement dans son rituel (la Halakhra), mais aussi dans son histoire réelle et dans sa fusion au politique jusqu’aux divers avatars du sionisme. Ils ne nous éclairent pas seulement sur le Coran et sur les Hadiths (les enseignements oraux du Prophète), mais remontent le fil des différentes doctrines de l’islam, dont ils mettent en évidence la pluralité, qui ne se résume pas à l’opposition sunnisme-chiisme. Ils consacrent une place importante aux sources religieuses de l’art (ce qui fait beaucoup) et au mouvement des idées autour des interprétations et des doctrines.
Un mot sur la forme de l’ensemble. C’est une efficace pédagogie qui nous instruit des définitions, des clés de compréhension et des chronologies indispensables au lecteur « novice », si l’on ose dire. Par un jeu d’articles enchâssés dans le texte principal et d’encadrés, tous les concepts sont expliqués et référencés. Rien, finalement, ne résume mieux cette démarche que le mot de Régis Debray cité en exergue : « Le temps paraît maintenant venu du passage d’une laïcité d’incompétence (le religieux par construction ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de comprendre). » Cette opposition nous paraît plus heureuse que le fameux antagonisme « laïcité ouverte »/« laïcité fermée ». On pourrait aussi parler d’une laïcité apaisée. À l’approche de ces fêtes chrétiennes, que les athées ne dédaignent pas de célébrer à leur façon, voilà en tout cas une magnifique idée de cadeau intelligent. Pour les croyants qui apprendront de la religion de l’autre (et peut-être parfois de la leur), et pour les athées qui veulent le rester mais mieux connaître pour mieux comprendre.