La vie plombée des réfugiés italiens

Après Persichetti et Battisti, l’arrestation de Marina Petrella, une ancienne activiste des Brigades rouges, fait craindre à tous les exilés des « années de plomb » que leur passé ne les rattrape. Rencontres et témoignages.

Olivier Doubre  • 1 novembre 2007 abonné·es
La vie plombée des réfugiés italiens
© Dernière minute : Nous apprenons avant de mettre sous presse que le compagnon de Marina Petrella, pour protester contre le sort fait à sa compagne et à sa famille, entamera une grève de la faim à partir de vendredi 2 novembre 2007.

Marina Petrella, jadis membre des Brigades rouges, a été arrêtée à Argenteuil le 21 août dernier. Convoquée ce jour-là pour un motif futile dans un commissariat, elle s’y rend avec son conjoint et sa seconde fille, âgée de neuf ans. Après une longue attente sans explication, cette assistante sociale, qui a refait sa vie en France et tourné la page d’un passé qui lui a déjà valu six années de détention provisoire en Italie et un accouchement en prison, menottée à la table de travail, est soudain arrêtée devant sa famille, par une unité spécialement appelée à cet effet, qui tardait à arriver. Incarcérée à Fresnes, elle a vu sa demande de libération conditionnelle refusée le 26 octobre dernier par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles.

Illustration - La vie plombée des réfugiés italiens


À Turin, près de la prison où les chefs des Brigades rouges, Renato Curcio et Alberto Franceschini, attendent le verdict de leur procès, le 27 novembre 1979. ANSA/AFP

Après l’extradition de Paolo Persichetti et l’arrestation de Cesare Battisti, qui a pris la fuite avant d’être rattrapé et emprisonné au Brésil l’an dernier, une mécanique judiciaire s’est une nouvelle fois enclenchée, en raison du passé d’une ancienne activiste de cette « guerre civile de basse intensité » (selon le mot de l’écrivain Erri De Luca) des années 1970 et 1980 en Italie. Les autorités de ce pays se sont alors dépêchées d’envoyer une nouvelle demande d’extradition, constituée dans une hâte telle que, dès la première audience sur la demande de liberté conditionnelle présentée par les avocats de Marina Petrella (voir, page 6, l’entretien avec maître Irène Terrel), c’est l’avocat général lui-même qui a exigé des autorités italiennes un complément d’informations. Une requête habituellement formulée par la défense…

Il reste que les autorités françaises risquent à nouveau de renier la parole donnée par le président Mitterrand (en 1985, devant le Congrès de la Ligue des droits de l’homme) aux réfugiés des « années de plomb » de ne pas extrader « ceux qui ont rompu avec la machine infernale » de la violence politique. Un engagement respecté ensuite (jusqu’en 2002) par tous les gouvernements, de droite comme de gauche. Lionel Jospin, alors Premier ministre, avait ensuite confirmé en droit cet engagement de la France, dans une lettre publiée par le Monde en 1998, avant de faire délivrer à chacun d’entre eux des titres de séjour valables dix ans. Celui de Marina Petrella n’arrivait à terme qu’en 2009 ; cette régularisation a certainement compté dans sa décision d’avoir un deuxième enfant, avec son nouveau compagnon, rencontré en France.

Paolo Persichetti, pour sa part, a été arrêté à Paris le 25 août 2002 vers 20 heures. Ancien militant de l’Union des communistes combattants, dernière scission des Brigades rouges, il fut conduit jusqu’au tunnel du Mont-Blanc et remis la même nuit à la police italienne. Persichetti connaissait des démêlés judiciaires dans son pays depuis 1987 et s’était exilé en 1992, au moment de sa condamnation à vingt-deux ans de réclusion criminelle, due au témoignage ­ confus ­ d’un « repenti » qui se rétracta par la suite. À Paris, il se met à enseigner l’italien et reprend des études avant d’intégrer, quelques années plus tard, le corps enseignant de l’université Paris-VIII (en science politique). Pourtant, dès 1993, une demande d’extradition est présentée par l’Italie, à laquelle, pour la première fois, une cour d’appel répond favorablement. Un décret est même signé par Édouard Balladur en septembre 1994, mais n’est pas mis en application en vertu de ce qu’on nomme la « doctrine Mitterrand ». Ce dimanche d’août 2002, le gouvernement Raffarin a donc rompu avec la promesse faite par la France, en livrant en quelques heures Paolo Persichetti, en vertu d’un décret vieux de huit ans…

Depuis 1980, près de mille « réfugiés » italiens sont arrivés en France pour échapper aux dizaines d’années de prison qui s’abattaient sur eux dans leur pays. Alors que Persichetti venait d’être extradé, maître Jean-Jacques De Felice, l’avocat d’un grand nombre d’entre eux, s’insurgeait contre la remise en cause de la parole de la France : « Ces gens ont, depuis longtemps, tourné la page quant à l’utilisation de la violence. L’important est d’en sortir, la France l’avait bien compris ! Et aucun dérapage n’a été commis depuis qu’ils sont ici. »

Après 1968, au lieu d’un moment de vive tension suivi d’un reflux, comme en France, l’Italie connaît au contraire un cycle d’une quinzaine d’années où la contestation, puis la violence politique, va crescendo . Aussi, au fil des années 1970, l’État transalpin adopte-t-il des mesures de plus en plus répressives qui, au nom de « l’urgence », réduisent les libertés publiques. Il réprime ainsi toute forme d’agitation sociale et exclut la gauche « extraparlementaire » du jeu politique. Une justice des plus sévères se met alors en place, jugeant autant les actes que les sympathies politiques… Les groupes armés sont bientôt décimés et vaincus, notamment à l’aide des témoignages des « repentis », apparus à l’époque grâce à l’institutionnalisation de leurs dénonciations en échange de remises de peine. Certains accusent leurs anciens camarades, d’autres parviennent à s’exiler. En train de nuit, plus souvent à pied dans la neige à travers les Alpes. Tous ou presque rejoignent Paris avec, après la clandestinité vécue en groupe, souvent l’apprentissage de la solitude. Chacun commence alors une nouvelle vie, loin des armes, avec les difficultés des exilés : papiers, logement, petits boulots au noir…

Arrivé en 1982, ancien militant des PAC, le groupe armé de Cesare Battisti, Roberto Silvi a repris des études à Paris et réussi à devenir professeur d’italien. Atteint d’une maladie grave, handicapé aujourd’hui, il rentre en 1992 pour se livrer aux autorités italiennes et purger sa peine, afin de « sortir de cet état d’exilé, en finir avec cette situation » . Et espérer aller ensuite se soigner outre-Atlantique, avec un vrai passeport… Un an ferme, deux années de résidence surveillée à Milan, avant de pouvoir rentrer en France retrouver sa femme. Ayant payé sa dette à la justice italienne, il ne risque plus rien aujourd’hui. Pourtant, dans son esprit, depuis l’extradition de Persichetti, « tout se passe comme si j’avais à nouveau l’esprit d’un réfugié, comme si j’étais encore menacé » . Avec l’arrestation de cet été, il est anxieux pour Marina Petrella, en particulier à cause de la difficulté à mobiliser en sa faveur : « La « communauté » des réfugiés italiens a épuisé beaucoup de ses forces de mobilisation au cours de la longue bataille pour Cesare [Battisti] , qui ne s’est pas très bien terminée. Aujourd’hui, je me sens comme vaincu une seconde fois, surtout quand j’entends toutes les déclarations, à droite comme à gauche, en France comme en Italie, qui prennent pour cible 1968, supposé être à l’origine de tous les maux. Mais Marina, qui menaçait-elle ? Qui dérangeait-elle ? Personne… »

Petit, brun, avec de grosses lunettes, Oreste Scalzone est arrivé en France sur le bateau de l’acteur Gian Maria Volontè, qui lui a fait rejoindre la Corse fin 1980. Leader de Potere Operaio, un groupe d’extrême gauche, il a été poursuivi pour « association subversive » sans qu’on lui reproche aucun acte de violence. Quand on lui demande s’il mène une vie « normale » ici, il sourit un peu. Et répond avec sa voix rocailleuse que cette question lui a été posée quasiment chaque semaine depuis 1981, même s’il sait bien qu’elle est souvent inspirée par le souci de défendre « des personnes qu’on a présentées comme les démons de Dostoïevski » . Si ses propres procédures ont fini par tomber sous le coup de la prescription, il rappelle que l’histoire a voulu que tous, à un moment donné, « se soient trouvés contraints de faire des choix extrêmes » . Mais les présenter en groupe, chacun avec des métiers, des femmes, des enfants, lui semble surjoué. « Ce serait une erreur de vivre comme une espèce protégée, quand une alternance politique peut décider de passer sans hésiter comme un rouleau compresseur sur des normalités qui datent de dix, quinze ou vingt ans. » C’est lui qui, tel un leader de l’exil ou des exilés, a souvent accompagné ses compatriotes à leur arrivée, un par un, consulter un avocat, « pour faire le pari de vivre ici au grand jour »

Antonio [^2], 47 ans, aujourd’hui éditeur indépendant, veut encore croire à la protection de la France. Il s’est reconstruit une vie nouvelle depuis 1983, l’année où il a passé les Alpes à pied : « Un des plus beaux moments de ma vie. Pour moi, ce pays, la France, dont j’ai toujours respecté le sol, avait toujours voulu dire refuge. Depuis les années 1920 et les exilés du fascisme ! » Après une période de chantiers au noir, il commence à travailler dans le secteur qui le passionne, l’édition. Le temps passe : « J’ai mis deux ans à comprendre que je vivais en France ! Je suis alors né une seconde fois à ce moment-là. » Pourtant toujours prudent, il ne quitte pas son pseudonyme, avant sa régularisation plus formelle intervenue en 1998 : « Jospin et moi, on a eu le même rythme ! On s’est « retrouvés » en 1998, quand j’ai fait la demande et obtenu ma carte de séjour. Parce qu’entretemps, j’avais déjà fait deux enfants ici. » Mais, depuis l’extradition de Persichetti, il a renoué avec l’inquiétude, comme renvoyé des années en arrière. Surtout, il s’indigne de l’instrumentalisation politique qui continue, de l’autre côté des Alpes, concernant des faits qui remontent parfois à plus d’un quart de siècle : « L’Italie n’a jamais voulu réfléchir à ce qui s’est passé depuis toutes ces années. Elle a continué à parler de cas par cas, sans vouloir mettre un point final à cette histoire. Du coup, il peut y avoir des fous qui font des attentats aujourd’hui en signant « Brigades rouges », alors que nous tous, ici, il y a longtemps que l’on a dit que c’était fini… et qu’on avait perdu ! »

À quand une décision italienne d’apaisement ? À de très rares exceptions près, les récentes déclarations de la classe politique ne laissent que peu d’espoir de ce côté-là des Alpes. Pourtant, pour laisser définitivement se refermer les plaies d’affrontements du passé, les Grecs ont inventé, au cinquième siècle avant Jésus-Christ, le concept d’amnistie. L’Italie ferait bien de s’en souvenir. Quant à la France, qui l’avait de fait appliquée vis-à-vis de ce conflit qui a secoué son voisin, elle ne saurait tromper aujourd’hui des personnes qu’elle a protégées pendant plus de deux décennies.

[^2]: Le prénom a été modifié.

Société
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