Profession : politique
Marion Paoletti* pose le problème de la professionnalisation politique, phénomène qui réduit l’exercice de la démocratie à un processus carriériste monopolisé par des spécialistes. Retrouvez les autres contributions sur « ces questions qui fâchent à gauche » dans notre rubrique Idées et sur le site de la revue Mouvements.
dans l’hebdo N° 976 Acheter ce numéro
Ce qui pose prioritairement problème aujourd’hui dans le fonctionnement de la démocratie représentative, c’est la professionnalisation qui caractérise les activités politiques de représentation, à l’échelon local comme national, et les tendances de plus en plus affirmées au corporatisme électif qu’elle génère dans la Ve République. Cette professionnalisation politique, phénomène qui ne cesse de s’accentuer, constitue désormais un enjeu décisif pour les citoyens.
À la suite de Max Weber, on appelle professionnels de la politique ceux qui vivent pour et de la politique. Liée au départ à un mouvement d’élargissement de la démocratie représentative, cette professionnalisation est devenue dysfonctionnelle. Elle n’a eu de cesse de s’élargir et touche désormais des métiers périphériques : spécialistes des sondages, de la communication, du marketing politique, du « media training » … La décentralisation, en particulier, a accentué la professionnalisation politique par sa technicité et la progression des métiers de la politique locale. Les partis de gouvernement sont devenus globalement des partis d’élus et de salariés politiques. Jamais les partis n’ont autant vécu de et pour les collectivités locales.
L’élu local est-il un professionnel ou un « délégué » ?
DANIAU/AFP
La professionnalisation politique aboutit à une rétractation de la vie politique sur les enjeux électoraux et à un resserrement de la démocratie représentative. La politique est devenue une activité spécialisée, permanente, rémunérée, qui concerne un petit milieu engagé dans une carrière et qui a fini par développer ses propres intérêts, distincts de ceux des représentés. Il y a désormais des spécialistes des affaires politiques et, par conséquent, des non-spécialistes, tous les autres, les citoyens. Les professionnels de la politique qui défendent cette division du travail au nom de la défense de « la démocratie », sont prompts à manier l’accusation de « populisme » face à toute remise en cause. Pourtant, une telle crispation apparaît déconnectée de l’état des rapports sociaux, de la transformation des comportements politiques, de l’aspiration contemporaine à la démocratie. Ceux qui ont pour métier la politique ne peuvent l’ignorer, comme ils n’ignorent pas la difficulté qu’ils peuvent avoir à imposer des décisions publiques venues d’« en haut ». Encore faut-il que « la participation » proposée aux citoyens soit crédible et désirable, ce qui est loin d’être encore le cas. Finalement, ce qui fragilise le plus nettement la démocratie représentative en France, c’est la crispation corporatiste de ceux qui fixent les règles du jeu politique, en premier lieu les parlementaires cumulant les mandats, à l’Assemblée comme au Sénat.
Ce qui se joue depuis des années autour du cumul des mandats est significatif. La confusion des intérêts locaux et nationaux au Parlement, et le contrôle de la loi par les élus locaux les plus professionnalisés sont vus de l’étranger comme une anomalie démocratique. Dans l’opinion publique, en finir avec le cumul des mandats recueille l’assentiment majoritaire des Français, quelle que soit leur proximité partisane. Le mandat unique pour les députés relève du bon sens. Mais cette réforme évidente est simplement impossible. Les lois venant limiter le cumul des mandats (et, ce faisant, l’autoriser) en 1985 et 2000, à l’initiative des socialistes, rappellent combien les ambitions initiales sont toujours revues à la baisse : les valeurs partisanes ne pèsent pas grand-chose dans un Parlement d’élus cumulants, quand sont en cause des intérêts professionnels considérés comme vitaux et relayés par de puissantes associations d’élus locaux.
À rebours de la demande d’une « politique autrement », telle que l’expriment notamment de nombreuses listes lors des campagnes municipales depuis les élections de 1995, l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 marque un triomphe du professionnalisme en politique, entendu comme monopolisation du pouvoir par des spécialistes. Il s’agit d’un entrepreneur en politique qui assume sans se cacher une concentration du pouvoir sur sa personne et dont un des premiers actes a été d’autoriser à nouveau des ministres à demeurer présidents de collectivité locale.
C’est du côté du parti socialiste que les contradictions sont les plus fortes, s’agissant de la capacité à incarner un renouvellement de la démocratie représentative. Parti d’élus locaux et de professionnels de la politique, le parti socialiste est dans le même temps l’héritier d’une culture autogestionnaire ancienne et très actuelle. La pression partisane en faveur du mandat unique pour les députés y est sans conteste plus forte qu’à l’UMP, les élus y sont plus sûrement rappelés aux principes démocratiques. À l’élection présidentielle de 2007, comme en 2002 et aux élections législatives de 1997, l’engagement en faveur du mandat unique pour les députés a été un élément important du programme socialiste. Mais la pratique socialiste du cumul des mandats ne se distingue pas par une éventuelle exemplarité, affaiblissant d’autant la force des engagements électoraux.
Or, il faudrait garder de la professionnalisation le meilleur et jeter le pire. Le meilleur : pouvoir consacrer du temps à la politique, en vivre dès que le mandat l’exige, acquérir des compétences dans la gestion des affaires publiques afin d’assurer à la fois rotation et responsabilité dans l’exercice des mandats.
Le statut de l’élu, pour peu qu’il soit couplé à une rotation des mandats, offre un levier précieux pour trier le bon grain de l’ivraie de la professionnalisation. Un tel statut peut être un moyen d’élargir le nombre et la diversité de ceux qui exercent un mandat : la politique ne serait plus alors une activité permanente qui structure toute une vie, mais un moment au cours d’une vie. Sans doute, les garanties accordées aux élus locaux, qu’on pourrait appeler, avantageusement, délégués politiques, doivent-elles être complétées. Si le statut de l’élu est à approfondir en lien avec la volonté de renouveler constamment les élus tout en assurant responsabilité et compétences, c’est d’abord sur son volet formation, aujourd’hui facultatif et parfois fantaisiste. Les nouveaux droits accordés ne pourront l’être sans contrepartie : la démocratie représentative est susceptible de retrouver du crédit pour autant que les représentants politiques se remettent au travail et donnent l’exemple de l’effort démocratique à accomplir.
Organiser une professionnalisation politique temporaire pour régénérer la démocratie représentative n’empêche pas de réfléchir aux moyens d’enrichir les modes de désignation des représentants à côté de l’élection. Le tirage au sort, en dépit de sa place et de sa signification dans l’histoire de la démocratie, apparaît aujourd’hui hérétique aux yeux des principaux titulaires des positions électives. Nous pouvons parfaitement imaginer une expérimentation lors d’élections locales : le pourcentage de votes blancs donnerait lieu à une désignation proportionnelle de représentants par tirage au sort parmi une liste de citoyens volontaires. Les représentants locaux seraient ainsi désignés d’une part à travers l’élection sur des listes présentées aux électeurs, le plus souvent par les partis politiques, et pour une autre part par un tirage au sort correspondant aux votes blancs exprimés à l’égard de ces listes. Dans ce cadre, le vote obligatoire devient concevable.
Mais les réactions crispées que suscite, chez ceux qui définissent les règles du jeu politique, la modeste proposition d’instaurer une faible dose de proportionnelle pour l’élection des députés nous rappellent qu’il faut continuer à ranger, pour un temps, au rang des utopies irréalisables ce qui doit être tenu pour normal et banal au regard de l’histoire, des théories et des désirs de démocratie. C’est tout le problème de l’actuelle démocratie représentative professionnelle.