Reformuler les termes du débat
Benjamin Dessus pose la question du nucléaire dans sa dimension scientifique et écologique mais aussi culturelle et politique. Il tente d’envisager ses critères de compatibilité avec le développement durable. Retrouvez les autres contributions sur « ces questions qui fâchent à gauche » dans notre rubrique Idées et sur le site de la revue Mouvements.
dans l’hebdo N° 975 Acheter ce numéro
Dans un pays comme le nôtre, où la question énergétique est trop souvent confondue avec celle de la production d’électricité, et l’électricité avec le nucléaire, il n’est pas étonnant que celui-ci ait de tout temps suscité la polémique, y compris au sein des partis de gauche et des syndicats ouvriers. La perspective du réchauffement climatique et de l’épuisement du pétrole, en redorant l’image d’une industrie en perte de vitesse au niveau mondial dans les années 1990, ne fait que raviver le débat.
À gauche, les uns, au nom d’un accès égalitaire de tous à une électricité abondante, sans carbone ou presque, nationale, défendent une extension rapide du nucléaire, non seulement chez nous mais aussi au niveau international, sans trop se préoccuper des dégâts éventuels sur la société et sur l’environnement. Soit qu’ils nient ou minimisent les quatre problèmes fondamentaux de cette filière : les accidents majeurs, la prolifération du nucléaire civil vers le nucléaire militaire, les matières et les déchets nucléaires dangereux, l’épuisement des réserves d’uranium. Soit qu’ils reconnaissent ces problèmes, mais fassent le pari que le progrès scientifique et technique permettra de les résoudre à temps.
Des militants de Greenpeace occupaient le site nucléaire d’Olkiluoto, en Finlande, en mai 2007, sur lequel doit être construit le premier réacteur EPR européen. COBBING/AFP
D’autres, également à gauche, considérant que ces problèmes ne sont pas aujourd’hui résolus (et pour certains qu’ils sont définitivement insolubles), refusent d’engager plus avant notre société sur une voie irréversible, au nom de la paix du monde, de la protection de l’environnement, des sociétés actuelles et des générations futures. Ils proposent une alternative fondée sur une plus grande maîtrise de la demande d’énergie et le recours aux énergies renouvelables.
Derrière ces arguments, se profilent des traditions culturelles et sociales divergentes qu’on retrouve dans bien d’autres domaines que le nucléaire.
À gauche, l’attitude pro-nucléaire pousse sur un terreau culturel centralisateur, symbolisé par la toute-puissance des grands corps d’ingénieurs de l’État, qui conçoit le réseau énergétique comme un système où, à partir d’un très petit nombre de points sources (dix-neuf centrales nucléaires pour toute la France), un vaste réseau de transport permet, grâce à des ramifications, d’atteindre chacun d’entre nous. Le gigantisme devient alors un atout puisqu’il permet un contrôle plus aisé des unités de production et une gestion en principe optimale de la distribution de l’électricité produite.
Les pro-nucléaires s’appuient aussi sur une confiance très forte dans le progrès scientifique et technique, une tradition très française depuis Auguste Comte, qui permet de s’engager sereinement pour l’avenir sans attendre la démonstration des percées scientifiques et techniques indispensables.
Ils s’appuient enfin sur une culture profonde de l’égalité, en particulier pour l’accès à l’énergie , considérée en tant que telle comme un bien public indispensable. Dans cette logique d’égalité d’accès à la fourniture d’énergie, la mise à disposition d’un compteur de même puissance à l’habitant de l’Est parisien qu’à celui de Neuilly devient un objectif incontournable qui justifie la croissance très rapide des besoins, et donc une réponse par une production supplémentaire d’électricité et le recours au nucléaire.
L’anti-nucléarisme de gauche, quant à lui, se développe à partir d’autres références. Au-delà de la peur, logiquement héritée du péché originel d’Hiroshima, les références culturelles de cette attitude privilégient plutôt le principe de précaution, l’autonomie, la décentralisation, la territorialité, présentés comme garants d’une société moins hiérarchisée, plus harmonieuse, où les citoyens sont plus responsables et plus solidaires. S’y ajoute une méfiance vis-à-vis du rôle des grands corps d’État et de la collusion historique, en France, entre nucléaire civil et nucléaire militaire.
____D’où la notion d’égalité d’accès aux services de l’énergie plutôt qu’à l’énergie elle-même (qui n’est plus considérée comme un bien en soi), la priorité à la maîtrise locale de la demande énergétique, l’insistance sur la mise en oeuvre des énergies locales et les circuits courts, la recherche de la sobriété énergétique. D’où, aussi, la priorité donnée à l’organisation sociale et à la démocratie locale par rapport au progrès scientifique et technique. Sur ces bases, la centralisation excessive, porteuse de gaspillage d’énergie, le pari scientifique et technique indispensable à la survie de la filière, la nécessité d’une gestion très centralisée qui exclut et déresponsabilise le citoyen deviennent autant de défauts rédhibitoires du nucléaire.
Mais alors, comment faire progresser le débat à gauche sur cette question ?
D’abord, peut-être, en rappelant quelques points factuels. Savez-vous, par exemple, que le nucléaire, présenté comme indispensable en France, ne représente que 17 % de l’énergie finale mise à notre disposition (aux bornes de nos maisons, de nos usines, de nos administrations, de nos trains et de nos voitures) par les producteurs d’énergie, et 2,6 % de celle mise à disposition de l’ensemble des habitants du monde ? Qu’il ne permet d’éviter aujourd’hui que 6 % des émissions de gaz carbonique du système énergétique mondial ? Et que, même avec une relance très volontariste du nucléaire partout dans le monde, et chaque fois que c’est physiquement possible, y compris en Iran, par exemple, les économies de CO2 ne dépasseraient pas 10 % des émissions mondiales en 2030, si on laissait déraper les consommations mondiales comme on le fait aujourd’hui ? De quoi, donc, relativiser sérieusement le discours en faveur d’un nucléaire censé sauver la planète du réchauffement climatique.
Reste à trouver une méthode pour faire avancer le débat, sans éluder les quatre points de fond, les accidents, la prolifération, les réserves et les déchets.
On pourrait tenter de se mettre d’abord d’accord, à gauche, sur le double préalable suivant :
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Reconnaître que les conditions actuelles d’édification et de fonctionnement du nucléaire sont très loin d’être compatibles avec le développement durable (faute d’un meilleur terme pour qualifier un nucléaire acceptable à long terme).
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En même temps, admettre que l’énergie nucléaire civile n’est pas forcément condamnée à demeurer, pour les siècles des siècles, incompatible avec cette notion.
Cela permettrait de reformuler la question sous la forme suivante : à quels critères devrait répondre le nucléaire pour devenir compatible avec le développement durable ? Comment et avec qui discuter démocratiquement de ces critères ? Quel chemin emprunter pour y parvenir éventuellement ?
Il faudra évidemment expliciter à la fois la première et la dernière question pour pouvoir mettre à la disposition des citoyens l’ensemble des éléments d’un débat transparent. À la première, pour tenter de définir des « critères d’acceptabilité » du nucléaire ; à la dernière, parce que le chemin emprunté pour y parvenir n’est pas indifférent il peut en effet entraîner, au cours de la transition, des irréversibilités, elles-mêmes incompatibles avec le concept de développement durable. D’où l’intérêt d’« indicateurs » pour baliser le chemin à parcourir ou déjà parcouru, vers l’objectif de respect des critères retenus.
Les questions relèvent du développement, de l’environnement local et global et de la sécurité (risques de prolifération, risques d’attentats terroristes sur les installations de production).
Le simple fait de poser celle du développement sous-entend qu’on se refuse à admettre que le nucléaire ne pourrait se développer que dans les pays dont « on » peut assurer qu’ils ne présentent pas de risques trop grands, aux capacités techniques et administratives reconnues, à la stabilité politique assurée… C’est en effet d’un « nucléaire pour tous » qu’il s’agit de traiter, et non pas d’un nucléaire qui resterait confiné à un club autodésigné de quelques pays. Nicolas Sarkozy en fait d’ailleurs un argument de sa politique, en omettant bien évidemment, quand cela l’arrange, comme par exemple pour la Libye (mais par pour l’Iran), les autres critères d’acceptabilité du nucléaire, actuellement loin d’être remplis.
Cette acceptabilité devrait idéalement se traduire à terme par les critères suivants : une réelle contribution au développement pour tous, une impossibilité physique d’accident majeur, une impossibilité physique de prolifération, un inventaire final nul des matières et déchets à haute activité.
Bien entendu, si ces exigences sont imposées sous cette forme dès aujourd’hui, il n’existe pas de solution au problème posé ; le moindre mal serait alors une sortie d’urgence du nucléaire, qui laisserait néanmoins pendants les problèmes liés aux parcs et aux combustibles existants. D’où l’utilité majeure d’une définition, poste par poste, d’indicateurs quantitatifs de progrès, physiquement constatables, permettant de donner une information dynamique, non seulement sur l’état des technologies mais aussi sur l’évolution de la situation régionale ou mondiale, vis-à-vis de l’objectif final.
La définition des critères et des indicateurs n’est pas la seule affaire des scientifiques mais surtout celle des citoyens, et doit faire l’objet d’un débat public. Si ces critères sont adoptés après discussion, il restera à discuter à différents niveaux, internationaux, régionaux et nationaux, de l’évolution quantitative des indicateurs, selon un processus analogue à la négociation climat ou à celle sur la biodiversité, pour rendre crédible et concret le chemin conduisant à la compatibilité du nucléaire avec le développement durable. Restera aussi à vérifier la compatibilité de la gestion des filières nucléaires avec l’exercice de la démocratie, vu le degré extrême de sécurité qu’elles exigent.
Il y a donc du pain sur la planche ! Cela justifie d’autant plus la nécessité d’un moratoire, en attendant d’y voir un peu plus clair sur cette question qui nous concerne tous, à gauche ou pas.